Avec le Pacte industriel vert, l’Union européenne déploie des efforts considérables pour préserver son tissu industriel — en particulier les secteurs à forte intensité énergétique comme l’acier, l’aluminium et la chimie — tout en accélérant leur décarbonation et en développant sa capacité de production de technologies propres. L’un des piliers clés de cette initiative est la Banque de décarbonation, qui prévoit jusqu’à 100 milliards d’euros pour sécuriser les investissements et mobiliser des capitaux privés dans des projets industriels propres.
Le Pacte industriel vert va dans la bonne direction en s’attaquant aux risques d’investissement et en reconnaissant la nécessité de garantir une demande pour les biens industriels propres fabriqués en Europe. Cependant, ce dont l’Europe a réellement besoin — et ce qui sera particulièrement difficile à obtenir — c’est d’une véritable stratégie industrielle globale.
Pour décarboner l’industrie lourde tout en maintenant sa compétitivité, et a fortiori en acquérant un avantage concurrentiel, l’Europe doit sécuriser deux éléments essentiels :
– Un accès massif et à coût compétitif à l’énergie propre
– Un approvisionnement fiable et abordable en matières premières industrielles propres (comme l’hydrogène décarboné)
Jusqu’à présent, l’UE peine à répondre à ces deux défis. Si le Pacte industriel vert inclut des mesures visant à réduire le coût de l’énergie, il néglige un élément crucial d’une politique industrielle efficace : une stratégie de répartition géographique.
Le défi industriel de l’Europe : le besoin d’une stratégie de localisation
Contrairement à l’UE, la plupart de ses concurrents mondiaux — la Chine, les États-Unis et le Japon — sont des États-nations capables d’orienter stratégiquement les investissements industriels vers les sites les plus adaptés. Ces pays optimisent l’implantation industrielle pour maximiser leur succès, que ce soit en garantissant la proximité d’une énergie propre abondante, en intégrant des clusters industriels ou en favorisant des synergies entre secteurs.
Par le passé, l’implantation des chaînes de valeur industrielles dépendait principalement de la proximité des ressources primaires — comme le charbon ou le minerai de fer — puis de l’accès à une main-d’œuvre qualifiée. Dans l’ère post-carbone, la compétitivité industrielle sera déterminée par la proximité d’une électricité propre et stable, l’accessibilité à l’hydrogène bas-carbone et l’intégration de synergies industrielles (par exemple, l’échange de chaleur ou le captage et l’utilisation du carbone).
La Chine mise depuis longtemps sur une stratégie industrielle fondée sur des clusters et adopte désormais cette approche pour ses projets industriels bas-carbone, en localisant les nouvelles industries là où l’énergie propre est la plus disponible. Le Japon suit une trajectoire similaire, en privilégiant activement les investissements industriels dans les régions les plus adaptées à la production à faible empreinte carbone. L’Europe, en revanche, laisse encore largement ces décisions aux seules forces du marché et aux intérêts nationaux — une approche politiquement commode, mais stratégiquement inefficace.
Un virage politiquement délicat, mais indispensable
L’UE hésite à imposer une stratégie industrielle spatiale en raison de contraintes politiques. La Commission ne peut pas dire explicitement à certains États membres que leurs régions industrielles deviendront non viables dans une économie neutre en carbone faute d’accès suffisant à des ressources énergétiques propres. Pourtant, ignorer cette réalité constitue une erreur stratégique.
Pour que le Pacte industriel vert réussisse, l’Europe doit orienter activement les investissements industriels propres de grande envergure vers les régions offrant les meilleures conditions pour leur développement — en créant des pôles industriels paneuropéens où l’énergie propre et les matières premières bas-carbone sont abondantes. Cet enjeu est d’autant plus crucial pour les industries pionnières de la transition, qui ont besoin d’un soutien supplémentaire avant d’atteindre leur compétitivité sur le marché.
Par essence, une politique industrielle nécessite des investissements anticipés et une prise de risque calculée avant que les retombées économiques ne se matérialisent. Si l’Europe ne dépasse pas les logiques nationales et n’exploite pas ses avantages géographiques, elle aura du mal à rivaliser avec d’autres puissances industrielles qui adoptent une approche plus stratégique. Sans une stratégie de localisation claire, le Pacte industriel vert risque de devenir une politique louable dans son ambition, mais sous-optimale — insuffisante, tardive et trop onéreuse.
(*) Joseph Dellatte a rejoint l’Institut Montaigne en 2022 en tant que Research Fellow climat, énergie et environnement au sein du programme Asie. Il est également chercheur associé à l’université de Kyoto (Japon) et membre du Japanese Research Group on Renewable Energy Economics. Ses thématiques de recherche incluent la gouvernance internationale des politiques climatiques, la tarification du carbone, les politiques de décarbonation industrielle, le financement de la transition écologique et les relations entre l’Europe et l’Asie en matière de climat.
Joseph Dellatte