HANNAH ASSOULINE
Entretien
Propos recueillis par Isabelle Vogtensperger
Publié le
Alors que les Français attendent avec fébrilité l’interview d’Emmanuel Macron de ce mardi 13 mai au soir – moment clé où il devrait confirmer et détailler son intention de recourir au référendum – l’essayiste et haut fonctionnaire Raphaël Doan publie « Faire de la France une démocratie » (Passés / Composés), où il remet cette idée au centre du débat en la présentant comme la clé pour sortir la France de l’impasse.
Essayiste et haut fonctionnaire, Raphaël Doan signe un essai incisif, porté par une ambition claire : formuler des propositions concrètes et efficaces pour sortir la France de l’impasse. Sa solution tient en un mot : redonner à la France sa démocratie, notamment par un recours plus fréquent au référendum. Car si l’on se réfère à l’idéal grec d’un pouvoir exercé directement par le peuple et pour le peuple, force est de le reconnaître : nous ne vivons pas en démocratie. Entretien.
Marianne : Vous évoquez le blocage politique actuel en France, en référence à l’impossibilité pour un parti qui réunit 30 à 40 % des voix, tel que le RN, de nouer des alliances et d’accéder au pouvoir. Mais est-ce vraiment un obstacle subi ? Ne s’agit-il pas plutôt d’un choix délibéré de nombreux électeurs, qui votent précisément pour empêcher ce parti d’accéder à des responsabilités ? Autrement dit, cet « obstacle » n’est-il pas une barrière démocratique voulue par le peuple lui-même ?
Raphaël Doan : Il y a deux phénomènes : le comportement des élus et celui des électeurs. Les élus sont beaucoup plus divisés idéologiquement que ne le sont les Français. Le jeu des plaques tectoniques a fait qu’aujourd’hui, les partis se découpent en trois tiers presque équivalents, sans possibilité d’alliance autre que négative. De leur côté, les électeurs jouent le jeu qu’on leur demande dans un système représentatif : se prononcer sur des personnes et des partis. Ils votent principalement par agacement ou par rejet de tel ou tel candidat, et se résignent à celui qu’ils considèrent comme le moins mauvais.
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Mais cela ne signifie pas qu’ils approuvent toutes les idées du candidat qu’ils choisissent, ni qu’ils rejettent toutes celles du candidat qu’ils refusent. Toute l’absurdité de notre situation, c’est que nous avons en France de solides majorités pour avancer sur des sujets fondamentaux, mais notre système politique nous empêche de les débloquer.
Vous affirmez que la classe politique est aujourd’hui plus divisée que ne le sont les Français eux-mêmes. En quoi cette fragmentation est-elle un facteur de blocage politique ? Et sur quels sujets concrets peut-on dire qu’il existe, dans la population, un consensus qui contraste avec les divisions des élus ?
La divergence idéologique entre les électeurs d’un parti et ses élus est parfois très surprenante : dans un sondage Ipsos de 2021, on apprenait que 44 % des électeurs de la France insoumise étaient favorables à… supprimer le statut de l’ensemble des fonctionnaires ! Les citoyens normaux sont peu préoccupés par les étiquettes politiques, et c’est une bonne chose. Cela veut dire qu’il y a une légitimité populaire pour agir dans beaucoup de domaines. Les sondages montrent par exemple des majorités d’environ 70 % pour la limitation de l’immigration, de 65 % pour une relance rapide du nucléaire, de 90 % pour l’euthanasie et le suicide assisté – tous sujets sur lesquels la classe politique est beaucoup plus fragmentée. L’absence de démocratie directe empêche de transformer ces convergences en décisions et en actions.
Organiser des référendums peut-il garantir une démocratie directe, lorsque la manière dont les questions sont formulées et le cadre du débat peuvent influencer les réponses et introduire des biais, mettant ainsi en péril l’intégrité de la participation populaire ? Quelles seraient alors les modalités nécessaires pour assurer la pleine validité de ces référendums ?
On oppose cette critique au référendum, mais jamais aux élections représentatives, alors que celles-ci sont une manière encore plus biaisée de faire des choix politiques. Dans un cas, on demande littéralement aux gens de se prononcer pour ou contre une loi spécifique, dans l’autre, on leur demande de choisir un programme entier, couvrant tous les domaines de l’action publique, tout en se prononçant sur le caractère d’une personne. Quelle procédure vous paraît la plus démocratique ?
Le référendum est un outil solide. D’abord, il ne porte pas sur une simple question, mais sur un projet de loi, ce qui permet de traiter des sujets complexes. Et je crois que l’une des vertus de la démocratie directe, qui devrait être une vertu de la politique en général, est de simplifier la complexité : transformer un problème diffus en choix binaire, c’est précisément ce qu’il faut faire pour agir.
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Ensuite, l’organisation d’un référendum implique une campagne électorale où, pendant plusieurs mois, les partisans du projet et ses opposants pourront s’affronter pied à pied, avec, cette fois, des arguments de fond et non plus des attaques ad hominem. Ce serait extrêmement rafraîchissant. Enfin, et c’est le plus important à mes yeux, l’intérêt du référendum n’est pas seulement d’être un reflet transparent de l’opinion des Français, c’est de donner une légitimité exceptionnelle à l’action politique. C’est un vecteur de puissance.
Vous soulignez que le système politique actuel est vulnérable aux intérêts particuliers, notamment en matière de dépenses publiques, que les élus auraient peu d’intérêt à réduire, contrairement à ce que souhaiterait une majorité de citoyens. Ne faudrait-il pas aller plus loin, en réinterrogeant les dépenses liées au fonctionnement de la classe politique – à l’image de ce qui se pratique dans les pays scandinaves ? Une réduction des privilèges attachés à la fonction, même essentiellement symbolique, ne contribuerait-elle pas à renforcer la légitimité démocratique ?
La réduction des privilèges des élus ne me paraît pas si nécessaire. Je ne crois pas à la possibilité d’une démocratie directe absolue, sauf éventuellement sur une île de 200 habitants. Une grande cité, une grande nation ne peuvent fonctionner qu’avec un régime mixte, qui emprunte un peu à la monarchie, un peu à l’aristocratie et un peu à la démocratie. Notre problème est d’avoir abandonné la part démocratique de notre régime.
Mais cela ne veut pas dire qu’il faille abandonner les autres. Nous avons besoin d’une « aristocratie », au sens grec du terme, pour diriger l’État et mettre en œuvre les choix réalisés par les citoyens. Pour cela, il faut être capable d’attirer les meilleurs ; cela implique quelques dépenses, d’ailleurs minimes dans les finances publiques. Et je pense que les citoyens l’accepteraient très bien si on les mettait en mesure, par ailleurs, de décider eux-mêmes des choix politiques fondamentaux.
Peut-on vraiment comparer l’agora, lieu délibératif fondé sur la présence, la parole et le souci du bien commun, aux réseaux sociaux, marqués par l’anonymat, la polarisation idéologique et l’instantanéité de l’information ?
Je ne sais pas si l’agora athénienne était véritablement animée par le souci du bien commun, mais c’est vrai que la présence physique est un facteur important, qu’on ne peut pas répliquer ni à l’échelle d’un pays de 70 millions d’habitants, ni avec les réseaux sociaux. Mais ces derniers, ainsi que l’existence des médias de masse, permettent de combler le problème essentiel de la démocratie directe tel qu’il avait été perçu jusqu’à l’époque contemporaine : comment organiser un débat public dans un État plus grand qu’une petite cité ?
La fluidité de l’information aujourd’hui a ses défauts et ses risques, mais elle permet aussi l’émergence de véritables débats. La question de l’inégalité des générations dans notre système de retraites par répartition, par exemple, qui est un débat de premier plan aujourd’hui, est apparue grâce à l’activité de quelques économistes sur les réseaux sociaux.
Comment analysez-vous la vision de la démocratie de J.D Vance, notamment son appel à un retour à des valeurs plus traditionnelles et son scepticisme envers l’élite politique ? Pensez-vous que son approche peut être une réponse viable aux défis actuels de la démocratie, ou constitue-t-elle, au contraire, une forme de populisme qui risque d’aggraver les divisions ?
Je n’ai pas beaucoup de points d’accord avec J.D. Vance, notamment sur la question des valeurs traditionnelles. La seule partie de son discours à laquelle je peux souscrire, c’est quand il dit que « la démocratie repose sur le principe sacré que la voix du peuple compte ». Mais cela devrait être évident pour tout le monde : démocratie signifie littéralement « pouvoir du peuple », et d’Aristote à Montesquieu, tout le monde s’accordait classiquement pour dire que la démocratie était le régime où le peuple fait lui-même les lois.
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Ce n’est que récemment que le sens du mot a dérivé vers une définition fondée sur la séparation des pouvoirs ou la protection des droits fondamentaux, qui sont en fait de tout autre concept. Pour le reste, J.D. Vance a le problème de son administration : Donald Trump et son gouvernement sont mal placés pour donner des leçons de démocratie alors qu’ils sont incapables de donner une idée claire de ce qu’ils font et veulent faire. Et n’oublions pas qu’une partie du pouvoir américain actuel est influencée par des intellectuels littéralement antidémocratiques comme Curtis Yarvin. Au moins, ils assument !
Vous évoquez Condorcet, pour qui l’école constituait le socle du projet républicain. Aujourd’hui, l’instruction publique remplit-elle encore cette mission en formant des citoyens aptes à faire vivre une démocratie directe, juste et éclairée ?
Oui, Condorcet est l’un des seuls révolutionnaires à avoir défendu une part de démocratie directe, tout en faisant de l’école un élément central de la nouvelle République. Les deux allaient de pair à ses yeux : plus on éduquerait les citoyens, plus ils pourraient participer eux-mêmes, directement, à la prise de décision – d’abord pour se prononcer sur la Constitution, puis sur « toutes les classes de lois ».
L’Education nationale a aujourd’hui beaucoup de défauts, et on peut toujours lui reprocher de ne pas former des citoyens idéaux. Mais je pense que l’éducation à la démocratie directe passera par la pratique de la démocratie au moins autant que par les bancs de l’école. Pour faire de bons citoyens, commençons par les traiter en adultes et cessons d’avoir peur de leur demander franchement leur avis. Ce n’est qu’ainsi qu’on construira, sur le long terme, une véritable culture démocratique.
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Faire de la France une démocratie (Passés / Composés), Raphaël Doan, 110 p., 10 €.
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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne