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Billet
Par Jean-Marc Proust
Publié le
Ce lundi 3 mars, une voiture a foncé dans la foule à Mannheim. Peut-être en avez-vous entendu parler, peut-être pas. C’est en Allemagne, c’est-à-dire à côté, mais loin. Et puis, les voitures qui foncent sur la foule, on connaît, il y en a eu d’autres. Il en est de même des attaques à l’arme blanche, devenues fréquentes et qui jalonnent notre actualité avec leur sinistre décompte de victimes, estime notre chroniqueur, Jean-Marc Proust.
Souvenez-vous, ce n’est pas si loin : Charlie Hebdo, le Bataclan, Nice… À chaque fois, de la colère, de l’indignation, des « plus jamais ça » ou « vous n’aurez pas notre haine ». À chaque fois, nous avons cherché les bonnes réponses, à la fois pour vivre notre deuil et éviter que de telles horreurs se reproduisent. À chaque fois, nous avons échoué. Car l’actualité continue d’égrener les attaques terroristes, plus ou moins meurtrières, plus ou moins spectaculaires.
Le terrorisme du spectacle
« Spectaculaire » : attardons-nous sur cet adjectif. Il est important, à la fois pour nous et pour les terroristes. Pour nous, car il va déterminer le traitement médiatique d’une attaque, partant notre émotion et nos réactions. La première attaque au couteau est effroyable. La cinquième nous chagrine. La dixième nous indiffère car on s’y est habitués. Elle fait désormais partie du possible, presque de notre quotidien.
Par sa répétition, l’attaque perd son caractère spectaculaire et les médias s’en désintéressent. L’attaque est la même, les victimes meurent ou sont blessées mais, parce que l’émotion a cédé la place à l’habitude, tout cela est démonétisé et n’a plus guère de valeur médiatique. Nous connaissons tous Samuel Paty mais guère Dominique Bernard.
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Le terrorisme a peut-être toujours notre haine, il a surtout notre lassitude, devenue indifférence. Et c’est, paradoxalement, sa défaite. Car, si le terrorisme se banalise, il ne terrorise plus. Il perd sa raison d’être. Il a besoin d’un retentissement médiatique et ne l’obtient qu’en déclenchant des attaques spectaculaires.
Récupération partisane du terrorisme
En revanche, et je ne sais s’il s’agit pour lui d’une victoire ou d’une défaite, le terrorisme est devenu l’expression de nos antagonismes. Dans la caisse de résonance des réseaux sociaux, il suscite des indignations à sens unique.
Ici, on s’étonne d’un titre métonymique qui ne dit rien de l’identité du terroriste : « une voiture fonce… » Là, on cherche immédiatement le nom de l’agresseur : pourvu qu’il s’appelle Mohammed et pas Kevin ! Ou inversement : pourvu qu’il soit blanc et pas basané ! Ailleurs, on rira des « troubles psychiatriques » ou d’une « maladie psychique » et l’on s’indignera des prudences de la justice si elle indique que « la piste terroriste n’est pour l’instant pas avérée » ou qu’il n’y a « pas de mobile politique ».
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Pour certains, l’islamisme explique tout, pour d’autres, l’urgence est d’éviter l’islamophobie. Après avoir brandi chaque « fiché S » comme une évidence, voici que les « OQTF » deviennent un signe de victoire : je vous l’avais bien dit ! Lorsque le terrorisme n’est pas un fanatique islamiste, on ricane du « silence de la fachosphère ».
Les victimes sont anonymisées
Des victimes, il n’est plus question. Après les attentats de 2015, dans notre deuil partagé, nous avons lu les portraits de chaque victime, émus de ces fragments de vie devenus mausolée commun. De Samuel Paty ou d’Arnaud Beltrame, nous avons voulu tout savoir. Désormais, les victimes sont anonymes : un policier, les membres du personnel de l’établissement, plusieurs personnes dans un centre commercial, un mort et cinq blessés, un chauffeur de taxi, plusieurs passants, une adjointe administrative du commissariat, deux femmes et un homme…
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Bien sûr, en cherchant, on peut leur trouver une identité, des bribes de vie. Mais il faut bien admettre que notre émotion et notre indignation sont désormais bien faibles. Elles ne se réveilleront qu’au prochain attentat spectaculaire. C’est notre drame et celui des terroristes, qui nous conduit à la surenchère.
Un titre qui ne veut pas dire
C’est pourquoi nous devrions de toutes nos forces hurler face à ces titres qui reprennent à l’unisson ces mots vides de sens : « une attaque au couteau », « une voiture », « la foule ».
Nous devrions refuser ce titre « une voiture a foncé dans la foule à Mannheim », car il ne veut rien dire, au sens littéral du terme. Il ne veut dire ni l’assaillant, qui il est, quelles sont ses motivations, ce que l’on sait et ce que l’on ignore. Il refuse de dire qui est mort, qui est blessé, quelles sont les vies qui se trouvent occultées par « la foule », qui les pleure, qui est endeuillé.
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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne