Bande dessinée : “L’ange Pasolini”, l’âme d’un poète martyrisé

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Bande dessinée : “L’ange Pasolini”, l’âme d’un poète martyrisé





















Alors qu’il agonise sur la plage désertée et glisse dans un souffle : « Maintenant, je me sens bien », le réalisateur âgé de 53 ans voit un ange apparaître, qui lui rétorque : « Vraiment, Pier Paolo ? ».
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Vous reprendrez bien un peu de bulles ?

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Dans “L’ange Pasolini”, les scénaristes Denis Gombert et Arnaud Delalande et le dessinateur Eric Liberge restituent la voix singulière du réalisateur et poète italien. Un roman graphique qui commémore de la plus belle des façons le 50e anniversaire de la mort de cet artiste hors-norme, sauvagement assassiné sur une plage d’Ostie, le 2 novembre 1975.

Depuis une dizaine d’années, la niche éditoriale de la BD biographique a la cote. Peintres (Klimt : Judith et Holopherne, de Jean-Luc Cornette et Marc Renier, La vida. La bohême de Picasso et de Casagemas, de Tyto Alba…), écrivains (Jacques Prévert n’est pas un poète, de Hervé Bourhis et Christian Cailleuax, Jack London : arriver à bon port ou sombrer en essayant, de Koza…), musiciens (Johnny Cash, I See A Darkness, Nick Cave, Mercy On Me, de Reinhard Kleist…) ou égéries (Olympe de Gouges, Kiki de Montparnasse, de Catel & Bocquet) se voient portraiturer en cases et en bulles. Avec plus ou moins de bonheur. Car pour être réussi, cet exercice doit se distinguer des biographies livresques et documentaires par la volonté affichée d’imposer une partialité graphique.

Portrait en ellipses

Avec l’Ange Pasolini, c’est très exactement ce pari qu’ont relevé les romanciers Denis Gombert (le dernier des Monterazzi) et Arnaud Delalande (Le piège de Lovecraft) et le dessinateur Eric Liberge (Fritz Lang le maudit). Plutôt que de se lancer dans une exégèse de la vie et des œuvres du réalisateur et poète italien, ils ont pris le parti de tenter de cerner, par ellipses, cet artiste insaisissable.


Alors qu’il agonise sur la plage désertée et glisse dans un souffle : « Maintenant, je me sens bien », le réalisateur âgé de 53 ans voit un ange apparaître, qui lui rétorque : « Vraiment, Pier Paolo ? ».
Alors qu’il agonise sur la plage désertée et glisse dans un souffle : « Maintenant, je me sens bien », le réalisateur âgé de 53 ans voit un ange apparaître, qui lui rétorque : « Vraiment, Pier Paolo ? ».

Edition Denoël

Les auteurs évitent aussi d’élucider le mystère de sa mort, qui, cinquante après, est toujours irrésolu. Assassinat sexuel, politique, mafieux ? Des théories en tous genres nomment des commanditaires (le Vatican, le patronat ou l’extrême droite italienne des années de plomb) et accusent ses dernières œuvres – le film Salò ou les 120 journées de Sodome, et un roman en préparation, Pétrole, où il comptait éclabousser les compromissions de la classe dirigeante italienne et des chefs des grosses entreprises transalpines – d’être les mobiles d’un brutal et létal passage à l’acte.

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C’est d’ailleurs par cette forte et brutale séquence, dessinée en sept planches de savants niveaux de gris, que s’ouvre ce roman graphique aussi hors-norme que celui qu’il raconte. 1er novembre 1975, Ostie, non loin de Rome… Attiré dans un guet-apens par Pino Pelosi, un prostitué romain de 17 ans, Pier Paolo Pasolini se retrouve à la nuit tombée face à quatre hommes cagoulés. Insulté (« Traître, païen, fils de pute, poète »), lynché, roué de coups de bâton, défiguré à coups de pierre, Pasolini, le cœur et le sexe éclatés, finira par être réduit en bouillie sous les roues d’une Alfa Romeo. Alors qu’il agonise sur la plage désertée et glisse dans un souffle : « Maintenant, je me sens bien », le réalisateur âgé de 53 ans voit un ange apparaître, qui lui rétorque : « Vraiment, Pier Paolo ? ».

Narration fragmentée

Ironie de l’histoire, lui, le scandaleux qui aura essuyé 33 procès et aura été en constante quête mystique, décrivant, dans son roman, les Ragazzi, et filmant, dans Accattone, les prolétaires des borgate, les banlieues de Rome, comme des Christ en puissance, finit en martyr.

En une centaine de pages denses et brillantes, le dialogue avec cet ange – sa voix intérieure – confronte Pasolini à ses ombres. Celles de son enfance frioulane, de son frère, mort au combat, en 1945, de son père, fasciste convaincu, de sa mère avec qui il entretiendra toute sa vie un rapport tout œdipien, de son homosexualité qu’il vécut comme une impureté, de la ferveur de ses engagements marxistes même lorsque le PC italien l’excommuniera, de la flamme de ses aspirations chrétiennes alors que l’Eglise le reniera pour obscénité et outrage à la religion, de sa passion pour un art provocateur…

Les contradictions du transgressif et révolutionnaire réactionnaire Pasolini – il fut hostile à la contraception, à l’avortement et à une loi dépénalisant l’homosexualité – sont mises en lumière dans une narration fort documentée et toute fragmentée. Se dégage alors, dans une atmosphère poétique excellemment mise en images par le trait expressif, précis et vaporeux en noir et blanc et les cadrages cinématographiques d’Eric Liberge, le portrait protéiforme d’un artiste écorché vif, en proie à de violents tourments intimes.

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Pasolini est issu de la bourgeoisie – son père est un aristocrate déchu –, il la hait. Il n’y a qu’à revisionner Théorème pour s’en assurer. Pour illustrer ses premières prises de conscience, les auteurs ne font pas de long discours inutile. Ils assortissent de vers tirés de ses poèmes de grands tableaux muets. Comme, lorsque le jeune Pier Paolo entrevoit par la fenêtre du train qui l’emmène de son Frioul natal à Conegliano (Vénétie) des mineurs, éreintés, dormant sur les rails.

Pas de digression inutile non plus pour expliquer ses affres artistiques. Ainsi, alors qu’il vient d’être sacré Grand prix spécial du jury à Cannes, en 1974, pour les Mille et Une Nuits, il déclare aux journalistes : « Ce qui caractérise mon succès ? Il est vulgaire, contraire à mon aspiration première. Je suis en train d’accepter l’inacceptable… d’oublier comment les choses étaient auparavant. Je le hais ce présent. Il se putréfie à mesure qu’il se déroule. »

De même, lorsqu’il assène, lors de sa dernière apparition télévisée à un Bernard Pivot, médusé : « Scandaliser est un droit. Être scandalisé, c’est un plaisir. Et le refus d’être scandalisé est une attitude moraliste. » L’intérêt que son œuvre, à contre-courant de son époque – et de la nôtre –, suscite aujourd’hui est entièrement condensé dans ces phrases lumineuses. Et dans ce roman graphique qui fera date.

***

L’ange Pasolini, de Denis Gombert, Arnaud Delalande et Eric Liberge, Denoël Graphic, 104 p., 26 €.


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