Quand l’histoire fait mal jusqu’à blesser le présent, que peut le théâtre ? Cette question relie les trois spectacles que nous évoquons aujourd’hui et qui ont comme caractéristiques partagées de s’emparer de façon ambitieuse de l’histoire récente ou plus ancienne, en la lisant à l’aune de la brutalité raciale et coloniale.
S’agit-il de réparer l’histoire ou de faire justice, si c’était possible ? De donner par la représentation une place à des corps longtemps invisibilisés ou martyrisés ? De décoloniser le théâtre en espérant ainsi contribuer à la décolonisation incomplète des sociétés et des imaginaires ?
On évoque ces questions à partir de Pistes…, la première mise en scène de l’autrice Penda Diouf, d’Histoire(s) décoloniale(s). Portraits croisés, proposition de Betty Tchomanga, et enfin de Black Label, spectacle à la fois musical et théâtral signé David Bobée, à partir du texte éponyme de Léon-Gontran Damas, mais où se mêlent bien d’autres voix.
« Pistes… »
Avec le spectacle intitulé Pistes…, l’autrice Penda Diouf fait son premier passage à la mise en scène. Le texte date de 2017, il avait déjà été mis en scène en 2020 et diffusé sur France Culture en 2022, mais trouve ici une nouvelle vie et une nouvelle forme dans une scénographie conçue par Léa Jézéquel et le directeur du Théâtre du Nord, David Bobée.
Interprété par Nan Yadji Ka-Gara, ce seul en scène entrecroise la matière autobiographique – celle d’une petite fille noire née à Dijon qui retraverse son passé – et le génocide des Héréros et des Namas commis par l’Allemagne au début du XXe siècle, matrice des autres génocides de l’histoire.
Un tissage entre autofiction et histoire collective qui passe donc par la Namibie, que la narratrice découvre à travers la figure admirée de l’athlète Frankie Fredericks, vice-champion olympique en 1992 et 1996, puis un voyage qu’elle décide d’effectuer dans ce pays, en y croisant notamment quelques touristes allemands…
Pistes…, de Penda Diouf, était visible ce printemps au Théâtre Dijon-Bourgogne, au Théâtre 13 à Paris ainsi qu’au Théâtre Auditorium de Poitiers, et devrait continuer sa tournée à la rentrée.
« Histoire(s) décoloniale(s). Portraits croisés »
Histoire(s) décoloniale(s). Portraits croisés est une série chorégraphique de quatre portraits : ceux d’Emma Tricard, de Folly Romain Azaman, de Dalila Khatir et d’Adélaïde Desseauve, alias Mulunesh. Artiste associée du Théâtre de la Bastille depuis 2024, la danseuse et chorégraphe Betty Tchomanga a écrit et chorégraphié chacun de ces portraits selon les histoires personnelles mais aussi les corps de chaque interprète.
Emma Tricard, qui ouvre la pièce, est « la cousine blanche » qui, vêtue d’une mappemonde et animée de gestes saccadés, retrace, sur fond de sonneries d’établissements scolaires, les dates marquantes des conquêtes coloniales. Lui succède Folly Romain Azaman, né en 1997 au Bénin, fils d’un prêtre vaudou qui fait le récit de la reine du Dahomey et entame une danse traditionnelle royale dans une atmosphère beaucoup plus intimiste. Arrive alors pour un troisième temps Dalila Khatir, une Franco-Algérienne qui ouvre sa performance en proposant du thé à la menthe au public, avant de danser et de chanter sous des voiles qui sont en réalité des drapeaux français et algérien, et de parler non seulement de la guerre d’Algérie, mais encore du sort des Iraniennes ou de la Barbie de sa petite-cousine. Le spectacle se clôt sur la performance de la danseuse de krump Adélaïde Desseauve, alias Mulunesh, née en Éthiopie avant d’être adoptée par un couple de Français blancs.
Histoire(s) décoloniale(s). Portraits croisés de Betty Tchomanga a été déjà présenté dans de nombreux endroits, notamment dans plusieurs collèges et lycées. Et l’intégrale sera de nouveau visible la saison prochaine au Théâtre de la Bastille, où elle avait déjà été visible cette année.
« Black Label »
Dans un spectacle à la fois musical et théâtral, le metteur en scène David Bobée, directeur du Théâtre du Nord, et le rappeur et acteur JoeyStarr s’entourent de la musicienne et chanteuse jazz Sélène Saint-Aimé, du chanteur et danseur Nicolas Moumbounou et de l’artiste sourd et chansigneur Jules Turlet, pour composer une pièce écrite à partir de textes écrits entre le XIIIe siècle et 2024.
Le titre du spectacle, Black Label, est tiré d’un ouvrage du poète et ancien député originaire de Guyane et de Martinique Léon-Gontran Damas, mais on entend aussi des textes de Léopold Sédar Senghor, de James Baldwin ou de Malcolm X, avec également des paroles contemporaines, qu’il s’agisse de celles de la femme de théâtre Eva Doumbia ou des poétesses Lisette Lombé et Kiyémis. Tous ces textes s’ancrent dans une forme de colère et de révolte face à la condition noire à travers l’histoire.
Déjà visible l’an dernier à Lille, Rennes, Lyon et Marseille, Black Label était cette année sur scène en mars à Créteil, Forbach, Lille, Châteauroux et Amiens, puis en mai à La Villette. Il est également possible de le regarder en replay sur le site de France TV.
Avec :
- Zineb Soulaimani, que vous pouvez lire dans la revue Mouvement, Le Quotidien de l’art et dont vous pouvez aussi écouter le podcast « Le Beau Bizarre » ;
- Vincent Bouquet, dont vous pouvez retrouver la plume sur ScèneWeb.
« L’esprit critique » est enregistré et réalisé par Karen Beun.