Chère Simone,
Permettez-moi de vous appeler Simone, comme le font vos héritières avec tant d’admiration et d’affection. La première fois que j’ai découvert vos yeux d’un vert si profond, vos longs cheveux rassemblés autour d’un chignon strict, le tailleur impeccable, c’était dans le bureau de ma mère, je devais avoir sept ou huit ans peut-être. Votre portrait y tenait une place privilégiée au milieu des livres et des dossiers. Plus tard, elle me racontera votre voyage à 16 ans dans l’un de ces wagons à bestiaux qui vous conduira jusqu’au noir de l’enfer d’Auschwitz- Birkenau. Nous sommes en 44, votre père André Jacob et votre frère Jean disparaîtront. Votre mère Yvonne décèdera du Typhus quelques semaines avant la libération.
Après les camps de la mort c’est à la vie que vous déciderez de consacrer l’essentiel de vos combats. La vie et les conditions de détention des prisonniers, puis celle des premiers malades du Sida. La vie aussi de toutes ces femmes entravées dans leur liberté fondamentale et dans leurs droits d’être et de devenir. La vie encore, celle qu’il faut reconstruire dans une Europe de la réconciliation et du progrès avec la même obsession, jusqu’au bout : ne jamais oublier les victimes de la Shoah.
Si je vous écris en ce 8 mars, Simone, c’est malheureusement pour vous apporter de bien tristes nouvelles d’ici-bas. J’ai presque honte de devoir vous les annoncer et je vous prie de bien vouloir m’en excuser. Alors que vos trois plus grands combats que sont la lutte contre l’antisémitisme, l’autonomie et la liberté des femmes et le rêve européen restent dans la mémoire collective, la haine du juif est de retour. L’Interruption Volontaire de Grossesse est maintenant devenue illégale ou restreinte dans une vingtaine d’états de cette Amérique que l’on ne reconnait plus, et l’Europe est attaquée dans sa chair.
Comment comprendre et surtout comment accepter que vos combats, ceux de toute une vie, que vous avez mené en dépit des attaques et des pires calomnies, n’ayant de cesse que de nous alerter sur la fragilité de l’humanité, nous explosent en pleine face aujourd’hui, sous les yeux incrédules de nos enfants ? Auriez-vous pu imaginer qu’un jour, des femmes, si prompts à vous célébrer puissent vous trahir par le vacarme de leur silence aux lendemains du 7 octobre ? Et comment comprendre, alors que vous aviez mis tant de force à libérer les femmes de leur désespoir et de la souffrance d’un corps mutilé par des aiguilles à tricoter devant une Assemblée sourde à leur détresse, que leurs droits les plus fondamentaux soient encore bafoués, piétinés et violés aux quatre coins du monde ? « L’humanité est un vernis fragile » disiez-vous, j’ai bien peur qu’il ne soit, bel et bien, en train de se craqueler.
Outre- Atlantique, un fou assoiffé de pouvoir et d’argent a défiguré l’Amérique galvanisé par la haine des extrémistes, complotistes, masculinistes qui rêvent d’en découdre avec nos démocraties, avec la vérité et bien sûr avec les femmes. L’Ukraine, sous les bombes depuis 3 ans, est au bord de l’asphyxie et jamais le prédateur Poutine, n’aura été aussi proche de déclencher une guerre contre cette Europe qui vous était si chère. Cette Europe que vous aviez ouverte aux femmes en devenant la première Présidente de son Parlement. Et bien cette Europe, chère Simone, est aujourd’hui au pied du mur. Pendant ce temps, les scores de l’extrême droite, battent des records dans les entrailles mêmes de cette grande dame, objet de tous les espoirs il y a encore quelques décennies. Mais où sont passées les femmes totalement absentes des tables de négociations ? Auriez-vous pu imaginer une femme, dans le bureau ovale, humilier de cette façon un chef d’état et un chef de guerre légitime et sans costume, prêt à tout pour défendre son peuple contre l’invasion russe ?
Mais voyez-vous, chère Simone, même à l’aube du chaos, en replongeant dans votre histoire, je ne peux m’empêcher de penser que de la nuit jaillit toujours la lumière. Que ce voile noir sur le monde finira bien par se dissiper à la lumière de votre héritage. J’ai quand même quelques bonnes nouvelles que je souhaitais vous partager. Aujourd’hui en France, le droit à l’IVG est enfin inscrit dans la Constitution. L’ Assemblée nationale, autrefois si masculine est présidée par une femme. En Iran des hommes se soulèvent au péril de leur vie pour défendre les droits de leurs sœurs. Tous les jours d’autres voix courageuses, laïques et républicaines s’élèvent pour dénoncer la folie barbare d’où qu’elle vienne. En incarnant pour l’éternité la puissance des femmes, vous avez su être un modèle de rempart humaniste contre la haine et la bêtise. Vous nous avez montré à toutes et à tous, le chemin de cette humanité à retrouver et à protéger. Soyons-en dignes, aujourd’hui plus que jamais.
Je fais un vœu en ce 8 mars, chère Simone, celui de vous retrouver un jour, ailleurs, pour vous annoncer de bien meilleures nouvelles et vous dire encore et toujours les mots de Jean d’Ormesson « Nous vous aimons, Madame ».
Sophie Iborra
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Sophie Iborra