C’est un itinéraire unique pour une magistrate. Une chute vertigineuse qui paraît sans fin. Mise en examen voici un an pour une longue liste de délits, en raison de ses relations avec des proches de la bande du Petit Bar, une organisation criminelle corse particulièrement puissante et dangereuse, puis placée en détention provisoire avant de bénéficier d’une remise en liberté sous contrôle judiciaire, comme l’avait relaté Mediapart, la juge Hélène Gerhards, 49 ans, fait désormais l’objet de nouveaux soupçons.
Au départ, c’est grâce à des écoutes téléphoniques réalisées dans une autre affaire que policiers et magistrats ont découvert l’existence de relations suivies et intéressées entre plusieurs personnes « défavorablement connues » de leurs services et la juge. Avant d’être mutée à Toulouse puis à Agen, celle-ci a été entre 2011 et 2016 juge d’instruction en Corse, où elle a conservé dans le sud de l’île une superbe villa valorisée à 2 millions d’euros, qu’elle mettait en location. C’est aussi une proche de l’ex-ministre de la justice, Éric Dupond-Moretti, dont elle a notamment failli rejoindre le cabinet d’avocats avant qu’il ne soit nommé Place Vendôme en 2020.
Outre ses liens avec des proches de la mafia corse, les investigations ont révélé d’autres faits impensables. La magistrate est ainsi soupçonnée d’avoir détourné 123 000 euros d’argent public issus de son propre ministère, en faisant rémunérer des expertises fictives, libellées au nom de proches. Le modus operandi mis au jour était toujours le même : utiliser les références d’un dossier judiciaire existant, établir de faux devis d’expertise, rédiger une fausse ordonnance de commission d’expert, signer un mémoire de frais et se faire payer par l’administration.
Hélène Gerhards a, en avril 2024, été mise en examen pour douze délits, dont trafic d’influence, détournements de fonds publics, association de malfaiteurs, faux et usage de faux. Placée pendant onze jours en détention provisoire, elle a été remise en liberté, et est interdite d’exercer par son contrôle judiciaire. Comme toute personne mise en cause, elle bénéficie de la présomption d’innocence.
Des escroqueries à l’assurance ?
Lors de sa garde à vue, puis devant les juges d’instruction, Hélène Gerhards a contesté avoir commis la moindre entorse à la déontologie ou à la loi, qu’il s’agisse de sa relation avec des proches du Petit Bar ou sur les détournements au préjudice du ministère de la justice. Elle dément aussi avoir cherché à « orienter des réponses et positionnements » de plusieurs témoins du dossier, comme le lui reproche aujourd’hui la justice.
Mais loin de convaincre ses collègues, Hélène Gerhards voit au contraire les charges s’alourdir à son endroit. Selon des informations obtenues par Mediapart, la magistrate est maintenant soupçonnée d’escroqueries à l’assurance, à l’occasion de sinistres ayant endommagé sa luxueuse villa corse.
Après trois tempêtes successives ayant eu lieu en octobre 2018, décembre 2019 et avril 2022, Hélène Gerhards s’est fait rembourser un montant total de quelque 130 000 euros par sa compagnie d’assurances, pour divers travaux consécutifs à des infiltrations d’eau notamment.
Or d’après l’enquête menée par les policiers de l’Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCCIFF), la magistrate aurait produit plusieurs fois à son assurance de simples devis ainsi que de fausses factures, pour justifier de certains travaux qui n’ont, en fait, pas été réalisés. Plusieurs artisans et entreprises de bâtiment l’ont en tout cas assuré aux enquêteurs.
Le 17 janvier, le parquet de Nice a donc délivré aux juges d’instruction chargés du dossier un réquisitoire supplétif pour les saisir de faits de faux, usage de faux et escroquerie aux assurances, ce qui ouvre la voie à de nouvelles mises en examen potentielles pour Hélène Gerhards. Sollicités par Mediapart, les défenseurs de la juge, Caty Richard et Yann Le Bras, n’ont pas donné suite.
Le redoutable Johann Carta
Le dossier d’instruction de cette affaire hors norme continue par ailleurs à s’épaissir sur ses autres volets. Deux nouvelles mises en examen, visant des complices présumés de la magistrate, ont été prononcées récemment.
Actuellement détenu dans une autre affaire, Johann Carta, 51 ans, une figure d’Ajaccio, a été mis en examen le 4 février pour recours au travail dissimulé en bande organisée, association de malfaiteurs et extorsion en bande organisée, comme l’a annoncé Le Nouvel Obs.
Ancien patron d’une paillote réputée puis d’un hôtel, Johann Carta a aussi ses entrées dans le monde de l’immobilier et dans celui du foot – il a notamment été le président du club Gazélec Ajaccio –, aussi bien que dans le grand banditisme, d’après la cour d’appel d’Aix-en-Provence, qui l’a présenté dans un arrêt rendu en 17 avril 2024 comme « très proche du premier cercle de l’équipe criminelle dite du Petit Bar ». C’est un homme qui est craint.
Des écoutes téléphoniques ont démontré, d’après l’enquête judiciaire en cours, que Johann Carta s’était impliqué à titre personnel dans la supervision de travaux menés dans la maison de la juge, située à Pietrosella, sur la rive sud du golfe d’Ajaccio. Au point même de faire pression sur certains artisans, d’après une interception réalisée par la police. Carta serait notamment intervenu pour faire baisser le coût de certains travaux, voire les faire effectuer gratuitement.
J’ai dix-sept mentions dans mon casier judiciaire et dix-sept fois je suis passé au tribunal d’Ajaccio, heureusement que je suis connu !
Un entrepreneur en bâtiment, qui a été entendu comme témoin, a confirmé aux enquêteurs avoir vu Johann Carta sur le chantier de la villa de la magistrate. Il l’a décrit comme « un gars impressionnant qui en impose » et dont on l’avait prévenu de son mode opératoire : soit ça se passe bien avec lui, soit « c’était deux tartes ».
Il a aussi dit que la magistrate, dont la justice soupçonne qu’elle ait pu être informée de l’enquête la visant dès l’été 2021, l’avait appelé fin 2022 pour lui dicter ce qu’il devait dire s’il venait à être interrogé : « Concernant Carta, elle m’a demandé de dire que c’était son chef de chantier, si on me posait des questions. » Et non pas un pilier présumé de la mafia insulaire.
Entendu en visioconférence par deux juges d’instruction depuis sa prison, le 4 février, Johann Carta a livré un grand numéro de dénégations indignées. Il a minimisé ses liens avec Hélène Gerhards, qu’il tutoie pourtant selon les écoutes téléphoniques, et qu’il fréquente assidûment d’après plusieurs témoignages.
« J’ai dix-sept mentions dans mon casier judiciaire et dix-sept fois je suis passé au tribunal d’Ajaccio, heureusement que je suis connu ! Ensuite, si on veut faire coller mon casier judiciaire à celui du grand banditisme, là c’est une fumisterie », proteste Carta quand les juges le questionnent sur ses liens avec le gang du Petit Bar. « Je vous réponds que quand j’entends qu’on dit que je suis un “voyou” ça me dérange. » Et il croit utile d’ajouter : « Moi je suis un commerçant qui travaille durement. »
Une magistrate sous influence
Mis en cause notamment par Michel « Majdi » Ahman, un médecin d’Ajaccio impliqué dans l’immobilier, Johann Carta lui renvoie la balle. « Les rapports de M. Ahman n’étaient pas les mêmes que les miens avec Hélène Gerhards. D’après ce que j’ai lu, il se permettait de l’inviter au restaurant, il avait une relation amicale avec elle. Moi, je ne me le suis jamais permis, je ne la connaissais pas, ce n’était pas mon amie, je ne la qualifie même pas comme une connaissance », assure l’honnête commerçant aux dix-sept condamnations.
« C’était la cliente d’un ami à moi qui était maçon […], et c’est tout. Je me permets de préciser qu’avec M. Ahman j’ai eu une vraie relation bien plus qu’amicale. À cette période-là, il aurait très bien pu me la présenter ou me parler d’Helène Gerhards, ça n’a jamais été le cas. »
« Dans ce dossier on me reproche d’avoir apporté deux sacs de ciment, une disqueuse et un morceau de grillage chez Helène Gerhards. Moi, je n’avais aucun intérêt ni à connaître cette dame, ni à me lier avec elle, assure Johann Carta, impavide.
— On pourrait penser que, après avoir su qu’Helène Gerhards était magistrate, vous avez pu trouver un intérêt à établir avec elle une relation. Qu’en dites-vous ?, questionnent les juges d’instruction.
— Quand je l’ai su, je ne l’ai plus jamais vue de ma vie. Quand je vous dis que je n’ai pas l’habitude de demander des services à quelqu’un, et pourtant j’ai eu l’occasion de côtoyer du beau monde. Qu’est-ce qu’elle pouvait m’apporter, je n’avais pas de problèmes judiciaires, dites-moi à quel sujet j’aurais pu aller lui demander quelque chose, balaye Carta. Qu’elle était intéressante pour Ahman je veux bien, mais moi qu’est-ce qu’elle pouvait m’apporter, d’autant plus qu’elle n’était plus en poste en Corse ? », répond-il, apparemment sans convaincre les juges d’instruction.
Khalid Azhour, 31 ans, a pour sa part été mis en examen le 6 février, pour les mêmes délits que son ami Johann Carta, ainsi que pour « corruption active » de magistrat, comme l’a annoncé Corse Matin. Il a été placé sous contrôle judiciaire. Interrogé par les juges d’instruction, lui aussi s’est efforcé de minimiser à la fois ses liens avec Johann Carta, mais aussi avec Hélène Gerhards, qui selon lui n’était qu’une relation « commerçant-client », la magistrate faisant parfois ses courses à sa boucherie.
C’est dans ma nature, si je vois quelqu’un sur le bord de la route, je lui propose de le raccompagner.
Le boucher rendait cependant de nombreux services à la magistrate quand elle revenait en Corse, allant du prêt d’un véhicule à la réservation de billets de bateau, mais aussi des contacts d’artisans pour ses travaux, et d’autres services en relation avec la location de sa villa. « Ce n’était pas mon amie », insiste Khalid Azhour, quand de nombreux indices et témoignages suggèrent le contraire.
« En quelque sorte, j’étais ses Pages jaunes en Corse », avait-il déclaré lors d’une audition précédente, pour décrire ses rapports avec la magistrate. Des déjeuners et des dîners entre le boucher et la juge, ainsi que de très nombreux services rendus, et même le paiement de certains travaux chez celle-ci, questionnent fortement les enquêteurs sur la nature de leur relation. « Vous me faites remarquer que ce type de service est a priori plutôt rendu à des amis qu’à des clients. Je vous réponds : moi, c’est dans ma nature, si je vois quelqu’un sur le bord de la route, je lui propose de le raccompagner », tente Khalid Azhour.
Les juges relancent. « Il est possible de penser que vous ayez rendu autant de services à Hélène Gerhards car vous pouviez attendre de sa part qu’elle fasse des choses pour vous en retour et notamment pour obtenir de sa part des avantages ou des informations dont elle pouvait disposer grâce à sa fonction de magistrate. Qu’en dites-vous ? »
Réponse d’Azhour : « Non. Je n’ai jamais fait ça pour ça. »
Magistrate aguerrie et très bien notée, Hélène Gerhards pouvait-elle ignorer qui étaient Johann Carta et Khalid Azhour, comme elle l’a assuré ? Pour les enquêteurs, la réponse est non. Comme juge d’instruction à Ajaccio, elle a eu à croiser Carta dans une procédure pour extorsion de fonds en bande organisée et violences aggravées. Quant à Khalid Azhour, qu’elle avait simplement présenté comme son boucher, elle avait eu à le croiser dans un dossier d’enlèvement et d’extorsion de fonds où il avait été condamné.
Des échanges entre la juge et le clan Carta sur la messagerie WhatsApp ont convaincu les enquêteurs que leur relation dépassait de loin un cadre amical sans conséquence. Cela ressemblait plus pour le trio Carta-Ahman-Azhour à une « garantie sur l’avenir judiciaire et un vecteur de rayonnement et d’influence », comme l’écrira mi-avril la cour d’appel d’Aix-en-Provence. Hélène Gerhards n’a d’ailleurs pas hésité, d’après l’enquête, à demander en 2022 à un policier de lui livrer des informations sur une enquête visant un frère de Khalid Azhour.
« Mais peut-on considérer que le fait qu’elle prenne autant de risques est révélateur d’une très grande proximité entre vous ?, demandent les juges d’instruction à Khalid Azhour.
— Je ne sais pas, il faut lui poser la question à elle, répond l’intéressé. Les risques, c’est elle qui les connaissait. Donc je ne sais pas comment elle me place dans ses relations, comment elle m’estime.
— Effectivement, on peut considérer qu’Hélène Gerhards s’estimait redevable des nombreux services que vous lui rendiez aussi. Vous êtes plutôt d’accord avec ça ?, demandant les juges.
— Oui, il faut lui poser la question aussi. C’est ma position à moi, je me dis que c’est peut-être ça. Moi, je sais que je suis quelqu’un de très reconnaissant. »