L’Assemblée nationale entame, lundi 17 mars, l’examen en séance publique d’une proposition de loi « visant à sortir la France du piège du narcotrafic ». Le texte, déposé au Sénat au mois de juillet 2024, constituait déjà un virage sécuritaire de la politique française en matière de stupéfiants et avait été encore durci par la haute assemblée avant son adoption le mardi 4 février.
Alors que la plupart des associations de défense des droits humains sont mobilisées contre la proposition de loi, cette fuite en avant sécuritaire avait conduit le président de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), Jean-Marie Burguburu, à écrire aux député·es le mercredi 5 mars – alors que la commission des lois commençait l’examen du texte – afin de les alerter sur ses mesures les plus problématiques.
Des craintes en partie entendues. C’est en effet un texte amputé de certaines de ses mesures les plus controversées qui sera soumis à l’Assemblée en séance publique. Durant celle-ci, le gouvernement pourra cependant tenter de revenir sur ces suppressions ou réécritures des articles par la commission des lois. Le risque est d’autant plus grand que certaines de ces mesures sont soutenues par les ministres de la justice, Gérald Darmanin, ou de l’intérieur, Bruno Retailleau.
Parmi celles-ci, figure la possibilité d’autoriser, en matière de lutte contre la criminalité organisée, une surveillance algorithmique du trafic internet afin d’y repérer de manière automatisée certaines communications, sur le même modèle que les « boîtes noires », introduites par la loi renseignement de 2015 et utilisées par les services de renseignement.
« Lorsque j’ai rencontré les enquêteurs de l’Ofast [Office antistupéfiants] à Marseille, ils m’ont indiqué que le travail devenait surhumain car il fallait lire des pages et des pages d’interceptions, avait plaidé Bruno Retailleau devant les député·es de la commission des lois. Pendant ce temps-là, les criminels courent. L’algorithme est une technique moderne qui permet de sélectionner un mot, “cocaïne” par exemple, et de disposer immédiatement de tous les passages liés à ce terme. »
Trois mesures phares retirées… pour le moment
Un amendement du député socialiste et corapporteur du texte Roger Vicot a légèrement réduit la portée de cette surveillance en la limitant au « haut du spectre ». Concrètement, le recours aux algorithmes sera autorisé pour lutter contre la criminalité organisée uniquement lorsqu’elle implique tout à la fois « des trafics de stupéfiants, des trafics d’armes et le blanchiment des produits qui en sont issus ».
Autre mesure vivement défendue par Bruno Retailleau, la possibilité d’imposer une backdoor, une « porte dérobée », aux messageries chiffrées, inscrite à l’article 8 ter. Elle a été supprimée, malgré les protestations du ministre de l’intérieur.
Le « dossier-coffre », prévu par l’article 16, a aussi disparu pour le moment du texte. Cette mesure prévoyait la possibilité de rédiger un « procès-verbal distinct » lorsque des techniques spéciales d’enquête – c’est-à-dire celles normalement réservées aux services de renseignement, comme l’utilisation d’outils d’intrusion informatique – ont été utilisées par les policiers. Le but de ce second procès-verbal est de dissimuler l’utilisation de techniques que les services de renseignement souhaitent conserver secrètes.
En commission des lois, le député Ensemble pour la République (EPR) et autre rapporteur du texte Vincent Caure a tenté de trouver un compromis en limitant le recours à ce dossier-coffre aux techniques « de nature à mettre gravement en danger la vie ou l’intégralité physique de celui qui [les] pose, ou de ses proches » et en permettant de contester son utilisation en justice. En vain. L’article 16, visé par plusieurs amendements de la gauche, a été supprimé.
Un nouveau « régime d’isolement » inscrit dans la loi
Mais la commission des lois n’a pas fait que supprimer des dispositions, elle en a également ajouté de nouvelles. Elle a notamment introduit un nouveau régime de détention pour les détenus particulièrement dangereux. Celui-ci sera caractérisé par une « diminution extrêmement forte » de la possibilité de téléphoner, un « régime d’isolement » limitant la vie privée et familiale par l’instauration de parloirs avec hygiaphone et le recours par défaut à la visioconférence.
« Ce sera un acte administratif que prendra le ministre sur proposition des services du ministère de l’intérieur et de la justice, qui sera motivé, susceptible de recours devant le juge administratif », a détaillé Gérald Darmanin. Ce régime pourra être imposé au détenu pendant une durée de « quatre ans renouvelable ».
Le rapporteur du texte Vincent Caure a, quant à lui, fait adopter un amendement visant « à inverser la règle dans le domaine de l’instruction s’agissant des auditions et des interrogatoires des détenus relevant du crime organisé. La visioconférence deviendrait le principe, la présentation physique l’exception. L’objectif est de réduire le recours aux extractions et aux transfèrements judiciaires ».
Le nouveau régime d’isolement voulu par Gérald Darmanin accompagne la création, annoncée par le ministre de la justice, de « quartiers de lutte contre la criminalité organisée » dans lesquels seraient regroupés les détenus considérés comme les plus dangereux. Cette mesure est une de celles qui inquiètent particulièrement les défenseurs des droits humains.
« Le gouvernement propose de créer un quartier sans contact humain, sans activité, sans prise en charge, sans accompagnement, dénonce ainsi l’Observatoire international des prisons (OIP) dans un communiqué publié le mardi 4 mars. La question du sens de la peine est totalement occultée pour une obsession sécuritaire, feignant d’ignorer les effets néfastes de l’isolement sur la santé des personnes qui y sont soumises, et l’impact à plus long terme sur la préparation et construction d’un projet de sortie. » « Nul ne peut donc ignorer ses effets probablement contre-productifs », conclut l’observatoire.
Les mesures de surveillance conservées
L’association de défense des libertés La Quadrature du Net, qui a lancé une campagne de mobilisation contre les mesures de surveillance de la loi sur le narcotrafic, s’est pour sa part réjouie du recadrage effectué par la commission des lois, tout en continuant à alerter sur leur possible retour et sur les autres mesures restantes.
« De nombreuses autres mesures ont été votées : la collecte, et la conservation pendant une durée disproportionnée de cinq années, des informations d’identité de toute personne achetant notamment une carte SIM prépayée (article 12 bis), la banalisation des enquêtes administratives de sécurité pour l’accès à de nombreux emplois (article 22) ou l’utilisation de drones par l’administration pénitentiaire », écrit l’association dans une analyse du texte issu de la commission des lois.
Par ailleurs, pointe-t-elle, « cette proposition de loi s’applique à un champ bien plus large de situations que le seul trafic de drogues. En effet, elle modifie toutes les règles liées au régime dérogatoire de la délinquance et [de] la criminalité organisées, qui sont fréquemment utilisées pour réprimer les auteurs et autrices d’actions militantes ».
La proposition de loi sur le narcotrafic développe, en effet, une vision sécuritaire s’étendant largement au-delà du domaine de la surveillance. Ainsi, son article 24 vise à créer une nouvelle clause de résiliation de bail, le « trouble aux abords du logement », permettant d’expulser un locataire accusé de laisser traîner des déchets, d’écouter de la musique, de boire de l’alcool ou de consommer du cannabis.
Il y a donc toujours risque d’expulsion de familles entières pour des infractions mineures.
Cette mesure a elle aussi été adoucie par la commission des lois, qui a notamment retiré le caractère automatique de l’expulsion et permis la saisie d’un juge. Mais ces avancées sont insuffisantes pour l’association Droit au logement. « Le trouble aux abords du logement est maintenu, sans définition de la nature du trouble, qui donc peut être une simple infraction sanctionnée par une amende, et sans définition du périmètre des “abords du logement”, qui peut s’étendre au quartier, voire plus », dénonce-t-elle dans un communiqué publié lundi 10 mars.
« Il y a donc toujours risque d’expulsion de familles entières pour des infractions mineures, comme par exemple le dépôt d’encombrants sur le trottoir ou le bruit récurrent d’enfants jouant sur le trottoir…, poursuit l’association. D’autre part, le principe de “l’expulsion représailles” est conservé, frappant des personnes étrangères au délit (les autres membres de la famille) et constitue pour l’auteur de l’infraction une double peine. »
L’article 24 faisait partie d’une série de « points d’alerte » listés par le président de la CNCDH dans son courrier envoyé aux député·es le mercredi 5 mars. Jean-Marie Burguburu s’inquiétait également du « recours à la visioconférence sans accord du justiciable », de l’article 20 qui crée « une disposition dérogatoire obligeant le dépôt de la déclaration de désignation d’avocat en personne, dans un contexte de centralisation des procédures à Paris », de « l’extension de la possibilité conférée à l’exécutif de décider de gels de fonds et ressources économiques » ou encore de « l’allongement des délais de détention provisoire délictuels pour certaines infractions ».
L’assemblée générale de la CNCDH, qui se réuni mardi 18 mars, devrait adopter une déclaration reprenant, en les détaillant, ces différentes critiques.
Cette proposition de loi constitue une nouvelle altération de l’État de droit.
« Certes, le trafic de stupéfiants constitue un fléau social. Mais la lutte contre celui-ci ne doit pas se faire au prix d’une réduction des droits et libertés et d’une atteinte aux droits fondamentaux », plaide de son côté la Ligue des droits de l’homme (LDH), dans une note d’analyse juridique du texte publiée le jeudi 6 mars. Celle-ci souligne en outre qu’il s’agit d’une proposition de loi déposée par des parlementaires, qui est « donc faite sans étude d’impact ni avis du Conseil d’État », contrairement à un projet de loi, déposé par le gouvernement. « Ce qui est regrettable, eu égard à l’ampleur des modifications législatives. »
La LDH s’inquiète d’un texte inspiré « pour partie, de manière non pertinente, de la législation italienne antimafia (par exemple, le rôle des informateurs, le statut des collaborateurs de justice, les exemptions et réductions de peines pour les repentis), alors que cette législation n’a pas eu l’efficacité attendue et que la France n’est pas dans la situation de l’Italie, de la Colombie, du Mexique ou du Brésil, où existent de véritables cartels de la drogue ».
« Cette proposition de loi constitue une nouvelle altération de l’État de droit, poursuit la LDH. Toutes les fois qu’une norme gêne l’action publique, gêne l’État en action, les pouvoirs publics s’en affranchissent, la contournent ou la modifient, en portant atteinte aux droits et libertés. »
Les débats en séance publique à l’Assemblée nationale doivent durer jusqu’au mardi 25 mars. Si la version adoptée par les député·es diffère de celle votée par les sénateurs et sénatrices, la proposition de loi sera transmise à une commission mixte paritaire chargée de trouver un accord.