
Frank ? », s’interroge Eve Szeftel.
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L’édito d’Ève Szeftel
Par Eve Szeftel
Publié le
Aux dernières élections, Donald Trump a été en partie porté au pouvoir par l’amertume de ceux qui ont été floués par la crise financière, c’est-à-dire les classes populaires, mais également par le rejet de l’idéologie diversitaire. Pour Ève Szeftel, directrice de la rédaction de « Marianne », la gauche française, déconnectée du peuple, doit méditer sur les échecs du Parti démocrate et tirer les leçons de la victoire de Trump, au risque de perdre l’élection présidentielle en 2027.
En 2004, le journaliste et historien américain Thomas Frank publiait What’s the matter with Kansas ?, traduit neuf ans plus tard sous le titre : Pourquoi les pauvres votent à droite. Il s’intéressait à l’implantation du populisme et d’un conservatisme antiélitaire dans son Kansas natal, longtemps resté un bastion démocrate.
En 2016, juste après l’élection de Donald Trump, le professeur de littérature Mark Lilla, originaire du Michigan, publiait dans le New York Times une tribune intitulée : « La gauche doit dépasser l’idéologie de la diversité », qui lui valut de se faire traiter de raciste, de misogyne, d’homophobe, et même d’être comparé par une collègue de Columbia à David Duke, le leader du Ku Klux Klan !
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En 2018, il faisait paraître en français la Gauche identitaire, où il écrivait : « Les États-Unis sont en proie à une hystérie morale sur les questions de race et de genre qui rend impossible tout débat public rationnel. La gauche américaine a délaissé la persuasion démocratique pour s’engager à cor et à cri dans la dénonciation hautaine. » Avant de s’adresser directement aux progressistes européens : « Je veux les mettre en garde et les convaincre que la politique identitaire est un piège qui, à la fi n, ne servira que la droite. » L’historien des idées rappelait cette évidence : si la gauche ne parle que des problèmes des personnes transgenres, qui représentent une fraction infime du corps électoral, elle se condamne à rester minoritaire.
La victoire de Joe Biden, qui a su parler à l’Amérique profonde, a laissé espérer que la parenthèse identitaire allait se refermer. Mais, en 2024, le Parti démocrate a reperdu la classe ouvrière. Ainsi, la majorité des ménages à faible revenu ont voté pour le candidat républicain, quand ceux qui gagnent plus de 100 000 dollars par an ont choisi la démocrate Kamala Harris. Entre-temps, Thomas Frank avait publié Pourquoi les riches votent à gauche, miroir de son premier livre…
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En 2016, Trump avait été porté au pouvoir par l’amertume de ceux qui avaient été floués par la crise financière. Il avait aussi su dénoncer les accords de libre-échange, qui ont causé la ruine des régions manufacturières américaines. En 2024, deux raisons l’ont ramené aux affaires : l’inflation, car le plan très volontariste de Biden pour réindustrialiser le pays n’a pas eu le temps de produire ses effets, et le rejet de l’idéologie diversitaire, qui, en quatre ans, a pénétré encore plus en profondeur la société américaine. Sans parler du spectacle affligeant des manifestations pro-Hamas sur les campus américains, point d’orgue de cette folie identitaire.
Des leçons à tirer
La gauche française va-t-elle enfin écouter la leçon de Mark Lilla et de Thomas Frank ? Elle n’en prend pas le chemin. Face au puissant backlash (retour de bâton) qui déferle depuis le 20 janvier, à la brutalité de la politique menée, les grandes figures de la gauche morale s’en tiennent à leur registre habituel : non pas réfléchir, méditer cet échec, mais s’indigner, pétitionner, manifester – voire censurer.
L’affaire des PUF – la déprogrammation du livre Face à l’obscurantisme woke après sa mise à l’index par le professeur au Collège de France Patrick Boucheron, chantre de la déconstruction de l’histoire nationale – l’illustre. Tout comme la censure dont a été victime notre chroniqueuse Isabelle Barbéris, invitée à parler de son dernier livre justement intitulé… Censures silencieuses. Comme avant elle Marcel Gauchet, Christophe Guilluy ou Jean-Claude Michéa, régulièrement taxés de fascistes.
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Gauchet, Guilluy et Michéa, qui, dans ces pages ou ailleurs, ont alerté, comme Frank et Lilla aux États-Unis, sur la déconnexion entre la gauche française et le peuple. Cela fait vingt ans et ils n’ont pas été écoutés. La droite peut donc se frotter les mains. En cours de structuration – ses différentes variantes, identitaire, populiste, conservatrice, ne manqueront pas de fusionner le moment venu –, elle n’a qu’à se baisser pour ramasser le vote de cette classe ouvrière que la gauche a laissé tomber, trop occupée à se regarder le nombril. Et à préparer la manif de l’entre-deux-tours de la présidentielle où elle ira crier « No pasarán » autour d’une statue de la République maculée de tags antifascistes.
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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne