L’agriculture connaît aujourd’hui une période de mutation profonde. Face aux impératifs environnementaux, les exploitants sont sommés de revoir leurs pratiques. Réduction des pesticides, diversification des cultures, adaptation face aux aléas climatiques… notre constat est unanime : ces transformations sont nécessaires. Pourtant, leur mise en œuvre n’avance que très lentement. En cause ? La question de la répartition des coûts et des risques de la transition agroécologique qui se pose avec acuité.
Car loin des idées reçues promettant une augmentation immédiate des profits pour les exploitations agricoles qui deviendraient durables, la réalité est que, le plus souvent, cette transition a un coût à court terme, comme le révèle une étude réalisée par Pour une Agriculture du Vivant (2023). Cette transformation augmenterait ainsi l’activité de l’agriculteur de 15 jours par an (observation, formation…), une conséquence non négligeable lorsque l’on sait que son temps de travail hebdomadaire moyen est de 55 heures. Parallèlement, les rendements peuvent diminuer, avec un impact direct sur le revenu de l’agriculteur : un manque à gagner estimé de 170 euros/ha, assorti d’une augmentation des coûts de 70 euros/ha (semences de couvert, fertilisation organique, biocontrôle…). Pour certaines cultures, comme la viticulture, la réduction des pesticides s’est ainsi traduite par une baisse de production de 30 % entre 2023 et 2024.
Or, selon l’Insee, près d’un ménage agricole sur cinq, vit aujourd’hui sous le seuil de pauvreté en France. Sans compter que les agriculteurs dépendent essentiellement des aides publiques, notamment celles de la Politique agricole commune (PAC) qui représentent 64 % de leurs bénéfices. Une situation économique qui rend difficile leur engagement dans cette transformation pourtant nécessaire.
La solution ?
Ne pas laisser peser sur les seules épaules des agriculteurs les coûts et les risques liés à la transition agricole. Par exemple, en Suisse, où la culture du colza sous le label « IP Suisse » implique l’arrêt des fongicides et insecticides, avec une perte de rendement associée de 15 à 20 %, un modèle de financement innovant a été imaginé. Ce dernier fonctionne grâce à une double incitation : une subvention publique, mais aussi une valorisation des produits par le label qui permet de les vendre plus cher dans les commerces. Résultat : plus d’un tiers de la production nationale de colza s’inscrit aujourd’hui dans cette démarche et la liste d’attente d’agriculteurs souhaitant intégrer le programme ne désemplit pas.
Mais d’autres pistes pourraient être envisagées : afin d’enclencher un cercle vertueux et améliorer leurs produits, les groupes agroalimentaires ou les coopératives pourraient gagner à contribuer au financement de mécanismes dédiés (assurances, achat à un tarif plus élevé…) afin d’accompagner la transition des agriculteurs présents dans leur chaîne de valeur. De telles solutions protègeraient les agriculteurs contre d’éventuelles pertes de rendement, en les compensant financièrement. L’objectif serait de répartir plus équitablement les efforts entre agriculteurs, entreprises de transformation, grande distribution, acteurs financiers et consommateurs. Une façon de valoriser aussi les externalités positives liées à des pratiques agricoles plus durables qui bénéficient à tous les acteurs d’un écosystème.
C’est pourquoi nous appelons l’ensemble des acteurs de la chaîne agroalimentaire à soutenir massivement les initiatives qui permettent à tous de s’engager dans la transition agricole. De nombreuses solutions existent déjà : il est temps de les adopter, de les financer et de les déployer. Ensemble, faisons de cette transition un levier de prospérité pour toute la filière, plutôt qu’un fardeau pour ceux qui en sont la pierre angulaire, nos agriculteurs.
(*) Marc Chautems, agriculteur et spécialiste en gestion du risque chez AXA Climate, développe des solutions pour accompagner la transition vers l’agriculture régénérative et l’agroécologie. Diplômé d’un master en économie agricole à l’ETH Zürich, il combine ses expertises en technologie satellite et assurance tout en travaillant sur sa propre exploitation agricole en Suisse, liant ainsi industrie, science et monde rural.
Marc Chautems