L’actualité de ces dernières semaines montre le besoin pour la France d’opérer un véritable pivot vers l’Europe dans sa politique de défense. Pour assurer sa protection, qu’il s’agisse de déployer des troupes en Ukraine, ou de renforcer la présence de nos armées chez nos alliés du flanc Est de l’UE et de l’OTAN. Et pour s’investir au mieux dans la construction d’une authentique défense européenne, vieille ambition qui paraît plus atteignable que jamais face au comportement des Etats-Unis.
Mais pour une France qui entend conserver les attributs et le rayonnement d’une puissance mondiale, avec des territoires souverains sur tous les océans et des intérêts à défendre sur tous les continents, l’Europe ne peut évidemment être le seul horizon stratégique. Nous devons cultiver d’autres partenariats : l’exemple du rapprochement franco-indien montre le potentiel de telles relations, autant que le potentiel que conserve notre pays aux yeux de puissances émergentes.
Or, l’actualité de ces dernières semaines met aussi en lumière une nation avec laquelle la France vient de fêter 75 ans de relations : l’Indonésie, où Sébastien Lecornu s’est rendu il y a peu pour cultiver ces liens, et dont le président a annoncé il y a quelques semaines le lancement d’un des principaux fonds souverains de la planète. L’Indonésie apparaît plus que jamais comme un pays avec lequel la France aurait tout intérêt à renforcer un partenariat jusqu’ici peu connu et pourtant très prometteur, notamment en matière de défense.
La France et l’Indonésie ont signé ces dernières années des contrats d’ampleur dans le domaine de l’armement, où Jakarta est devenu le principal client régional de la France après l’Inde. L’Indonésie a ainsi officialisé en 2022 la commande de 42 avions de combat Rafale, faisant d’elle le troisième client à l’international après les Emirats arabes unis et l’Inde, et deux avions gros porteur A400M. Elle a aussi été l’une des premières à choisir l’obusier automoteur CAESAR. Jakarta a également choisi des hélicoptères français Panther pour ses capacités de lutte anti sous-marine, et commandé en 2024 deux sous-marins Scorpène dans leur version la plus aboutie.
Outre leur centralité dans la modernisation des forces indonésiennes où ils ont un rôle structurant, ces contrats permettent de développer la coopération industrielle avec la France. Les deux sous-marins Scorpène seront ainsi construits en Indonésie, 30% de la valeur du contrat devant revenir au constructeur indonésien PT PAL. Le contrat de 2023 pour l’acquisition par l’Indonésie de treize radars de surveillance aérienne Ground Master doit elle aussi profiter à l’industrie locale, le Français Thales ayant signé une joint venture avec l’Indonésien PT LEN incluant le développement d’un centre d’excellence.
De tels niveaux d’offsets sont peu fréquents dans le secteur français de la défense, témoignant de la volonté de la France d’entretenir une relation privilégiée avec l’Indonésie, considérée comme plus qu’un simple marché. En plus des bénéfices escomptés pour l’économie locale, Jakarta valorise particulièrement les accords de transfert de technologie accordés par la partie française dans ces contrats. Ce mode opératoire constitue un avantage pour l’expansion de l’influence française dans la région, étant donné que ces collaborations sont perçues par des puissances montantes telles que l’Indonésie comme des catalyseurs pour renforcer leur propre souveraineté. D’autant plus lorsqu’elles émanent d’une France profondément attachée à sa propre indépendance.
A cet égard, la tempête diplomatique déclenchée par l’annonce de l’alliance AUKUS entre l’Australie, le Royaume-Uni et les Etats-Unis, en septembre 2021, a en partie contribué au rapprochement franco-indonésien. De manière évidente, elle a poussé la France à se tourner vers l’Indonésie pour diversifier sa présence dans la région indo-pacifique, après que la signature d’AUKUS et l’annulation brutale du contrat pour des sous-marins français; ait rendue caduque une stratégie régionale qui misait fortement sur le partenariat franco-australien. Du côté indonésien, cette annonce surprise doublée du choix australien de se doter de sous-marins à propulsion nucléaire a éveillé à la fois une certaine inquiétude, et l’appétence pour des partenaires alternatifs.
Entre autres facteurs, la crise diplomatique causée par l’annonce de l’accord AUKUS en 2021 a favorisé le rapprochement entre la France et l’Indonésie. Elle a incité la France à explorer l’Indonésie pour diversifier son implantation dans la région indo-pacifique, en la poussant à revoir une stratégie indo-pacifique qui misait fortement sur la partenariat avec l’Australie, mais a suscité l’inquiétude des Indonésiens quant à la montée des tensions dans la région, tout en éveillant leur intérêt pour d’autres partenaires.
Alors que nous célébrons le 75e anniversaire des relations franco-indonésiennes cette année, tout montre que la France devrait renforcer encore ce partenariat avec ce pays à la jonction des océans Pacifique et Indien, et par lequel transitent un cinquième du commerce international et deux tiers des flux d’hydrocarbures à travers le détroit de Malacca. Un pays riche de 1 300 groupes ethniques et 700 langues vivantes, à l’héritage culturel immense, qui est aussi promis à jouer un rôle toujours plus important sur la scène internationale.
Souvent décrite comme un “géant invisible”, l’Indonésie est un poids lourd historique de cette région, et un poids lourd émergent sur la scène internationale. Sur le plan démographique, puisque avec 285 millions d’habitants, ce pays est au quatrième rang mondial, avec davantage d’habitants sur la seule île de Java que dans toute la Russie. Et sur le plan économique, puisque sa forte croissance l’a hissée au seizième rang mondial en termes de PIB nominal, et même au septième rang en parité de pouvoir d’achat (PPA), désormais devant la France. Première économie au sein de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN), qui est l’une des zones économiques les plus dynamiques de la planète, l’Indonésie est aussi le seul pays de la région à être membre du G20 : une présence dans la gouvernance mondiale qu’elle entend renforcer, dans des domaines allant du commerce international à l’environnement.
Avec plus de 285 millions d’habitants, au quatrième rang après les Etats-Unis, l’Indonésie est souvent qualifiée de « géant invisible ». Invisible, elle le sera de moins en moins : sa croissance économique impressionnante l’a propulsée au seizième rang mondial en termes de PIB nominal, et même au septième rang en parité de pouvoir d’achat (PPA), surpassant désormais la France.
Selon toutes les évaluations internationales, l’économie indonésienne est en passe de devenir l’une des plus importantes au monde. Pourtant, l’Indonésie ne se contente pas de cet effet de rattrapage vis-à-vis des économies plus avancées et vise à se positionner en tant qu’acteur économique majeur. Son président Prabowo Subianto a annoncé récemment la mise en place d’un immense fonds souverain, Danantara Indonesia, qui devrait à terme contrôler près de 1 000 milliards de dollars d’actifs. Une telle initiative présente de nombreuses opportunités pour un approfondissement du partenariat franco-indonsiéen, ainsi que pour une Union européenne qui doit diversifier ses partenariats économiques face à la compétition sauvage que lui livrent la Chine et, désormais, les Etats-Unis.
Aurélien Duchêne et Louis Duclos