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Tribune
Par Christopher Laquieze
Publié le
Philosophe et auteur, notamment de « Le silence de la joie » (éditions Trédaniel), Christopher Laquieze se demande si la condamnation de Marine Le Pen est antidémocratique ou si, au contraire, le problème provient des critiques à l’égard de la justice.
Le 31 mars 2025, Marine Le Pen a été reconnue coupable de détournement de fonds publics par le tribunal correctionnel de Paris. Quatre ans de prison, dont deux ferme, 100 000 euros d’amende et cinq ans d’inéligibilité. Un jugement historique, lourd de conséquences, prononcé contre la présidente d’un des partis les plus influents du pays. Mais à peine énoncé, le verdict a été balayé par une contre-narration foudroyante du RN et de ses plus fidèles partisans : « La France est-elle encore une démocratie ? », « La démocratie française est exécutée », « Des juges se pensant au-dessus du peuple souverain et ont décidé d’exécuter dans un tribunal celle qu’ils n’ont jamais pu faire reculer dans les urnes ».
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Et c’est là que la question se déplace : que reste-t-il de la démocratie lorsque la décision judiciaire n’a plus force de norme, mais devient objet d’interprétation subjective ? Lorsque la loi est suspecte, et que le coupable est sanctifié par la ferveur ? Ce retournement exprime une crise plus vaste : celle de l’État de droit face au pouvoir des affects politiques. Car une société ne reste pas démocratique simplement parce qu’elle vote. Elle le reste si, et seulement si, elle accepte que le droit prévale même sur ses héros.
Une démocratie sans droit n’est plus une démocratie
Dans toute démocratie moderne, deux légitimités coexistent : la légitimité populaire, fondée sur le suffrage, et la légitimité juridique, fondée sur l’État de droit. Ce dernier ne constitue pas un simple décor institutionnel : il est l’ossature invisible du régime. Il ne se contente pas d’encadrer les décisions mais il les conditionne et les rend possibles.
Il représente ce câble d’argile tendu entre liberté et responsabilité, sans lequel la souveraineté populaire se mue en tyrannie provisoire, en emballement passionnel. L’affect n’a malheureusement pas sa place et ne peut être gage de justice, surtout lorsque celle-ci se juxtapose à une morale individuelle portant le blason de l’universalité. L’État de droit garantit que la loi s’applique à tous, y compris à ceux que le peuple adule, que l’on suit par affect, par colère ou par identification et affirme qu’un vote ne peut pas tout justifier. Qu’on ne gouverne pas au-dessus des règles.
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La démocratie ne peut donc survivre sans un droit qui limite le pouvoir, même lorsqu’il est élu. Le suffrage universel n’est pas un blanc-seing ni un sauf-conduit pour les élus, mais un contrat avec les citoyens. Il confère une responsabilité, non une immunité. Le pouvoir du peuple ne vaut que s’il s’exerce dans les formes juridiques. Sinon, ce n’est plus une démocratie, mais une passion majoritaire. Un régime d’opinion, instable, émotif, prêt à justifier ses élans au nom d’un principe sacralisé : « Le peuple a choisi ». Mais l’histoire est pleine de peuples qui ont mal choisi et ce n’est pas leur nombre qui les a rendus justes.
Une norme commune
Or, à travers les réactions au jugement de Marine Le Pen, on voit apparaître une forme de dissociation que certains peuvent juger comme perverse : si l’accusée est aimée, alors le délit s’efface. Il n’est plus seulement contesté : il est réinterprété. Non plus comme un acte illégal, mais comme un geste courageux. Non plus comme une faute, mais comme un symbole de résistance. La justice, dès lors, n’est plus critiquée dans ses procédures, mais dans son objet. Ce n’est pas ce qu’elle dit qui est remis en cause, c’est sur qui elle le dit. Le droit devient un récit secondaire face à la puissance narrative du politique.
On assiste à un renversement du langage : la loi devient « idéologique », la sanction devient « persécution », et le coupable devient « victime ». Ce glissement n’est pas anecdotique : il marque l’entrée dans un monde où l’émotion supplante la norme, et où l’adhésion affective tient lieu de vérité. Une sorte de populisme de l’âme, où la figure politique devient totem – non plus pour ce qu’elle fait, mais pour ce qu’elle incarne. Le jugement moral se substitue à l’examen juridique. L’analyse est engloutie par l’image.
Et si la justice n’est plus reconnue comme norme commune, que reste-t-il du droit ? S’il ne reste plus de droit commun, que reste-t-il à la démocratie sinon la loi du plus fort, du plus visible, du plus commenté ? Un monde où l’arène remplace l’agora, où l’éloquence écrase l’argument, et où le juge, face à la foule, doit se justifier d’avoir dit le droit.
De la souveraineté du peuple à la tyrannie de l’adhésion
Platon, dans La République, posait déjà la question du basculement démocratique : que se passe-t-il quand le peuple refuse la loi au nom de sa propre volonté ? Il répondait que la démocratie, si elle n’est pas encadrée, produit sa propre ruine. Non pas en devenant tyrannie par la force, mais par excès de liberté mal orientée. Car si tous les désirs se valent, si toutes les opinions sont à mettre sur un pied d’égalité, alors la loi devient suspecte : elle n’est plus l’expression d’un bien supérieur, mais une contrainte imposée à la liberté. Platon ne condamne pas la démocratie en tant que régime : il en critique le dévoiement, lorsqu’elle cesse d’être un espace de délibération raisonnée pour devenir un lieu d’affirmation aveugle des désirs individuels.
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Nous y sommes. Aujourd’hui, le droit est perçu comme une limite insupportable à l’expression de l’adhésion populaire. Si un homme ou une femme politique concentre les espoirs d’une frange de la population, tout ce qui contrarie son ascension devient suspect : les médias, les juges, les institutions. Ce n’est plus la culpabilité qu’on analyse. C’est l’intention supposée des systèmes qui régulent. C’est ainsi que naît la post-démocratie, où l’on vote toujours, mais où les règles ne contraignent plus. Où l’émotion collective légitime tout. Où le politique, adulé, peut être absous à l’avance. Ce n’est pas la fin des élections, c’est la disparition de leur cadre moral.
Et ce basculement est insidieux. Il ne prend pas la forme d’un coup d’État. Il se fait au nom de la démocratie elle-même. On prétend que le peuple est souverain, et que rien ne peut l’arrêter. Mais c’est oublier que la souveraineté n’est légitime que lorsqu’elle s’inscrit dans un cadre commun. Dès que la majorité s’auto-absout, elle crée une fracture entre la légalité et la popularité. Et cette fracture, si elle devient habituelle, est fatale.
Justice indépendante des passions
L’affaire Le Pen n’est pas qu’une affaire judiciaire. Elle est le reflet indésirable de notre rapport à la démocratie. Toutes ces oppositions révèlent une tension grandissante entre la passion politique et la raison juridique et nous obligent, par extension, à nous poser une question simple : voulons-nous encore vivre dans un pays où la loi s’applique à tous, ou dans un pays où certains peuvent la contourner au nom de leur popularité ?
Ce qui est en jeu n’est pas un nom, un parti, ou une élection. Ce qui est en jeu, c’est notre capacité à maintenir un espace de justice indépendant des passions. Car sans cette exigence, la démocratie n’est plus qu’une façade. Une mise en scène d’autorités acclamées mais sans contrepoids. Faut-il représenter un parti politique populaire pour transformer la loi, et ceux qui l’appliquent, en instruments d’injustice ?
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Et nous parlons de Marine Le Pen sans omettre pour autant tous les autres qui ne sont pas moins corrompus. Fermer les yeux n’a jamais permis de voir plus clair. Un peuple libre est un peuple qui accepte que ses représentants rendent des comptes. C’est un peuple qui distingue l’intégrité de l’efficacité, la justice de la popularité. C’est un peuple qui comprend que l’État de droit n’est pas un frein à la volonté générale, mais sa condition. Sinon, il ne restera de la démocratie qu’un mot. Et, peut-être, un regret.
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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne