Pendant plus de quarante ans, l’économie mondiale a suivi une dynamique d’intégration croissante des économies nationales ou globalisation, guidée par de multiples négociations multilatérales qui ont fait diminuer graduellement les droits de douane et autres restrictions. Les données de la Banque mondiale montrent que la part du commerce dans le PIB mondial est passée d’environ 40 % en 1980 à environ 60 % en 2010, avant de se stabiliser. Le fondement de la globalisation repose sur le principe fondamental des gains de l’échange : en se spécialisant dans la production qu’il maîtrise relativement le mieux, chaque pays augmente son PIB et contribue à l’augmentation de la production mondiale et avec elle, à l’amélioration du bien-être des populations. Les pays intégrés économiquement devenant dépendants les uns des autres, la tendance au conflit est fortement amoindrie. C’est sur cette base que s’est construite la longue période de paix en Europe depuis 1945 après des millénaires de guerres.
Depuis la fin des années 1970 et l’ouverture de Deng Xiaoping, la Chine communiste est passée de pays pauvre à 2e puissance économique mondiale grâce à son insertion dans les échanges internationaux. Aujourd’hui, la Chine est l’atelier du monde, et la dépendance des pays occidentaux à l’égard des importations chinoises n’a cessé d’augmenter. En 1995, la Chine ne représentait que 3 % des exportations manufacturières mondiales. En 2020, sa part atteignait 20 %. The Economist, s’appuyant sur la base de données MERICS, montre qu’entre 2000 et 2022, la dépendance des États-Unis (respectivement de l’UE) vis-à-vis des importations chinoises est passée de moins de 2 % à 7,5 % (5,5 %). Dans le même temps, la dépendance de la Chine vis-à-vis des importations en provenance des États-Unis et de l’UE a fortement diminué, tombant à moins de 2 %. En revanche, depuis l’accession au pouvoir de Xi Jinping, le régime chinois devient de plus en plus autoritaire.
En dépit de ses succès économiques dont la baisse de la grande pauvreté mondiale en est le plus éclatant, la globalisation est controversée notamment en raison de la concurrence des importations face à certains secteurs industriels nationaux. En France, l’aile gauche du Parti socialiste, l’extrême gauche et l’extrême droite ont dénoncé les dangers d’une concurrence « effrénée » sur l’emploi national. Ces critiques faisaient toutefois abstraction des emplois créés dans les industries exportatrices. Les agriculteurs européens, quant à eux, ont toujours plaidé pour une protection forte face aux importations étrangères, invoquant la préservation de méthodes de production supposées plus raisonnables, ainsi que la sauvegarde de leurs revenus, de leurs emplois et de la ruralité. Il est vrai qu’en présence d’un marché du travail rigide, les restructurations inhérentes à la globalisation peuvent entraîner des pertes d’emplois irréversibles et aggraver les inégalités. Le rôle joué par les dysfonctionnements du marché du travail, en revanche, n’a jamais été mis en cause par ces critiques.
Aujourd’hui, la dynamique positive des échanges internationaux est mise à rude épreuve, notamment par les États-Unis. Donald Trump, par la brutalité de son langage et de ses mesures, est l’incarnation d’une forme de dé-globalisation. Objectivement, l’administration démocrate de Joe Biden a également encouragé le nouveau protectionnisme américain. Les subventions « vertes » ou le soutien à l’industrie nationale de microprocesseurs par centaines de milliards de dollars sont des formes majeures de politique industrielle nationaliste.
Comme l’a souligné Pol Antràs, expert du commerce international, il est frappant de constater qu’en temps de paix, les considérations économiques orientent les choix de politique commerciale. En revanche, en période de tensions géopolitiques, l’économie s’efface complètement au profit de l’intérêt national. De fait, la montée de l’instabilité géopolitique actuelle comme la guerre en Ukraine, l’affrontement israélo-palestinien, les provocations de la Corée du Nord, la poursuite du programme nucléaire iranien et les manifestations de force de la Chine, s’accompagnent d’une remise en cause des échanges internationaux. Des études empiriques rigoureuses ont montré que si le volume de marchandises échangées au niveau mondial ne diminue pas pour l’instant, on assiste en revanche à une réorientation des flux commerciaux entre pays partageant une proximité politique, phénomène qualifié depuis peu par la littérature spécialisée de fragmentation des échanges.
En 2018, avec la première vague de tarifs douaniers sur les importations chinoises, Donald Trump justifiait son rejet de la globalisation en arguant qu’un pays affichant un excédent commercial avec les États-Unis « volait » des emplois américains. Pour lui, un tel excédent ne relevait pas d’une moindre compétitivité des biens américains, mais d’une manipulation du taux de change ou de subventions aux exportateurs. Depuis, la pensée du président américain semble avoir évolué vers un renforcement de ses craintes stratégiques. Il estime que les États-Unis sont affaiblis par une désindustrialisation rapide. Cette analyse est évidemment fausse en temps de paix, mais devient incontestablement vraie en temps de guerre. L’exemple de la Russie de Poutine montre qu’un pays disposant d’une base manufacturière solide, même légèrement obsolète, peut accroître sa production d’armes et de munitions en fonction des besoins d’un conflit de haute intensité. Dans ce contexte, la puissance industrielle de la Chine, nettement supérieure à celle des États-Unis, représente un risque stratégique majeur. Les déclarations de plus en plus belliqueuses du président Xi, les manœuvres militaires répétées autour de Taïwan, la volonté affichée de retrouver une autonomie alimentaire, le rapprochement avec d’autres régimes autocratiques et le contrôle des exportations de métaux rares instauré par Pékin en 2024 semblent confirmer ces craintes. Ainsi, l’objectif de découplage économique par rapport à la Chine explique bien la nouvelle augmentation des droits de douane, pour un total de 54% de la valeur, sur l’ensemble des biens importés.
En revanche, la décision d’imposer des tarifs substantiels sur l’ensemble des biens produits et exportés par les alliés traditionnels des États-Unis apparaît comme une incohérence. Dans quelques jours, un taux minimum de 10% s’appliquerait à toute importation. L’administration prévoit d’augmenter les tarifs à 20% pour l’Union européenne, à 24% pour le Japon, etc. La Grande-Bretagne évite le pire, avec le tarif minimum. Ces droits, qui incluent le tarif de base, s’ajoutent aux droits de douane de 25% sur les importations d’automobiles annoncés précédemment. Si ces droits visaient uniquement des secteurs stratégiques dans une optique de réindustrialisation, la décision pourrait se comprendre. Ici, les nouveaux tarifs semblent plutôt calqués sur le déficit commercial, pays par pays. Le calcul de l’administration américaine fait abstraction du fait qu’un pays puisse avoir un déficit avec l’un et un surplus avec l’autre. De même la nécessité pour les USA de financer leur déficit public colossal par des entrées de capitaux, contrepartie normale du déficit commercial, n’est pas prise en compte. Le fait que le dollar reste la monnaie de réserve mondiale, permettant aux Américains d’obtenir des biens étrangers en contrepartie de « rien », ne leur pose pas non plus de problème. Cette approche commerciale naïve manifeste une forme de mépris à l’égard des partenaires historiques et va fatalement pousser ces derniers à réagir, non seulement économiquement, mais aussi stratégiquement.
En Europe, les adversaires historiques de la globalisation sont eux aussi confrontés à leurs contradictions. Lorsque la globalisation était présentée comme la source de tous les maux, ils se faisaient un point d’honneur de la combattre. Maintenant que la dé-globalisation leur est imposée, ils critiquent acerbement une Amérique en repli et la perte de bien-être que ce repli impose sur les populations.
Marc Guyot et Radu Vranceanu