2025 Anadolu
Tribune
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Depuis plusieurs mois, la France et l’Algérie traversent une période de tensions diplomatiques. Pour Renaud-Philippe Garner, docteur en philosophie, professeur adjoint à l’Université de la Colombie-Britannique, cette crise découlerait d’une interprétation excessive de la dette intergénérationnelle que la France aurait envers l’Algérie, alimentant un ressentiment persistant. Une mémoire historique sélective, les Algériens semblant oublier leurs propres exactions, comme la pratique de l’esclavage jusqu’au XIXe siècle.
Le torchon brûle entre Alger et Paris. On dit même que c’est la pire crise depuis les accords d’Evian. Or, cette nouvelle crise diplomatique ne s’explique pas par une nouvelle dépêche d’Ems. En fait, depuis des décennies, l’Algérie préfère jouer les créanciers moraux plutôt que d’offrir un avenir décent aux Algériens.
Quelques fondamentaux
En 1830, le royaume de France, sous Charles X, envahit ce que nous appelons désormais l’Algérie. À l’époque, l’Algérie n’est ni une nation ni un état indépendant ; la régence d’Alger est un état autonome au sein de l’Empire ottoman.
En 1954, éclate la guerre d’Algérie. Pendant huit ans, la guerre fera rage. L’armée française avait tiré des leçons de la guerre d’Indochine si bien que les Algériens profitèrent davantage de l’appui d’intellectuels que d’un Diên Biên Phu. Tout de même, en 1962, l’Algérie obtient son indépendance.
Depuis, les élites algériennes n’ont de cesse de reprocher à la France son passé et de la tenir pour responsable de leurs maux présents. Si l’Algérie est un pays pauvre, si elle profite moins du tourisme que ses voisins, si son état est gangrené par la corruption, il ne faut plus blâmer Bourmont ou Bigeard.
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Ne nous égarons pas. Une erreur grossière consisterait à dire que les vivants ne doivent pas payer pour les morts. Nos pratiques, depuis des millénaires, démontrent le contraire. Nul besoin d’invoquer la repentance contemporaine, ou encore le wokisme, pour expliquer les indemnités versées par Carthage à Rome ou celles versées par l’Allemagne, jusqu’en 2010, pour la guerre de 14-18. Depuis des lustres, nous acceptons que le passé ne passe pas véritablement sans efforts ou conséquences.
Une communauté est intergénérationnelle, ses droits aussi
En effet, on ne peut à la fois prétendre hériter de droits des générations passées tout en refusant d’être également les débiteurs de leurs dettes impayées. Prenons deux exemples concrets. Tout peuple, toute nation, se réclame du droit à l’autodétermination. Si un jeune Palestinien dénonce les politiques israéliennes au nom du droit de son peuple à l’autodétermination, il se revendique d’un droit que détient son peuple et que chaque nouvelle génération hérite à son tour. Pareillement, si le peuple palestinien se plaint d’être spolié et d’être exclu de sa terre ancestrale, il s’agit encore une fois d’un héritage normatif. En un mot, si une communauté est intergénérationnelle, ses droits le sont aussi. Évidemment, qui parle de droits doit aussi parler de devoirs.
Ainsi, le problème fondamental ne découle pas du fait de penser ou d’affirmer que les générations présentes doivent payer pour les générations passées. Trop de nos discours et nos pratiques dépendent d’un héritage normatif. Le vice ne se trouve pas au niveau de l’usage, mais de l’abus.
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Considérez un instant la notion d’une dette. Soit elle est infinie soit elle ne l’est pas. Si elle l’est, alors il est impossible de rembourser sa dette. Si elle ne l’est pas, alors l’on peut expier sa faute. Le premier cas nous condamnerait rapidement à des absurdités effarantes. Si une dette est éternelle, non seulement les Égyptiens pourraient-ils encore reprocher aux Grecs leurs conquêtes du IVe siècle av. J-C., mais, pire, peu importent les efforts des seconds, ce serait toujours le cas. Une fois que nous acceptons que tous les peuples soient composés de mortels, il nous faudra bientôt conclure que tous les peuples croulent, ou crouleront, sous le poids de dettes impossibles à rembourser.
L’usage abusif et sélectif de la dette historique
Il faut donc se contenter de dettes limitées. Remarquez que ceux qui hurlent à l’injustice, qui parlent de dettes historiques, qui exigent que les vivants expient les fautes des morts, ne cherchent jamais à identifier un principal, des intérêts et un calendrier clair. Quels gestes, quelles paroles, quels sacrifices seraient, enfin, suffisants ? À combien s’élève cette dette morale ?
Le premier signe que l’on ne parle pas sérieusement d’une dette est d’exiger sans cesse des paiements sans jamais accepter que l’on discute de leur fin. N’oublions pas que même l’engagisme – une forme de servitude volontaire pour une période définie – ne serait rien de plus qu’une forme d’esclavage sans un calendrier fixe. Les élites algériennes savent dire « encore » ; elles ne savent pas dire « assez ».
Le second signe qu’il s’agit d’un usage abusif est le fait de parler d’une communauté comme si elle était incapable de crimes. Si les Français peuvent hériter de dettes vis-à-vis des Algériens, pourquoi ces derniers ne pourraient-ils pas hériter de dettes vis-à-vis des Français, des Tunisiens, ou des Marocains ? Quelle raison avons-nous de croire que les Algériens du passé étaient des anges ?
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Le troisième signe est le refus de considérer que l’on pourrait pardonner une dette. Qu’il s’agisse d’une dette financière ou morale, le créancier a le droit de pardonner au débiteur. Lorsque Mitterrand prit la main de Kohl, on peut légitimement se demander si l’Allemagne avait véritablement payé pour ce qu’elle avait fait subir à la France au XXe siècle. La volonté de Mitterrand, à tort ou à raison, était de réconcilier les vieux ennemis quitte à pardonner une dette impayée.
En somme, lorsqu’une politique comme Sarah Knafo évoque l’aide au développement offert par la France à l’Algérie, elle a raison sur le principe. Si la France doit expier les crimes du passé, alors il faudrait faire le décompte des paiements, qu’il s’agisse de 800 millions versés en un an ou sur cinq. Si les Français d’aujourd’hui doivent payer pour les crimes de leurs ancêtres, cela vaut également pour les Algériens qui pratiquèrent allègrement l’esclavage jusqu’au XIXe siècle.
Finalement, si les élites algériennes désirent autre chose qu’un bouc émissaire pour excuser leur incurie, elles pourraient songer à imiter Mitterrand. Hélas, raisonner ainsi supposerait faire la seule chose dont sont incapables les élites algériennes et leurs défenseurs en France : réfléchir sérieusement sur la notion d’une dette intergénérationnelle.
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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne