La crise géopolitique actuelle a ceci de positif qu’elle ouvre enfin les yeux des Européens sur l’ampleur de leur dépendance envers les Etats-Unis s’agissant du premier devoir régalien de leurs États, à savoir la défense. Certains ont pu parler à ce propos de « moment gaullien » ou « churchillien ». Piètre satisfaction pour la France d’avoir eu raison 60 ans trop tôt !
Car après la stupeur vient la phase de déni, processus habituel de réaction à un choc psychologique. Il est encore trop tôt pour que la prise de conscience des Européens devienne résignation, puis acceptation d’un changement irréversible. Cette phase de refus d’admettre la nouvelle réalité trouve à s’illustrer dans la décision, autrement incompréhensible, du Danemark d’affermir une tranche conditionnelle de commande de F-35 auprès d’un fournisseur qui ne cache plus son intention de porter atteinte à la souveraineté danoise au Groenland.
Le F-35 est un avion de combat dit de 5e génération, conçu par Lockheed Martin, la première entreprise de défense au monde par le montant de ses ventes. Mais le F-35 est beaucoup plus qu’un avion d’armes. C’est avant tout un équipement conçu pour vassaliser ses acquéreurs, au détriment de leur sécurité, comme le groupe Mars l’avait déjà expliqué en août 2021 : « se pose la question de la suprématie aérienne future de l’OTAN en cas de conflit de haute intensité. Outre les Etats-Unis, huit nations membres de l’Alliance sont ou seront équipées d’un appareil dont les performances ne sont clairement pas à la hauteur des besoins. C’est toute la sécurité de l’Alliance qui risque ainsi d’être mise en péril par un programme non maîtrisé qui a siphonné une part non négligeable des budgets de R&D européens. Le F-35 a été une formidable « machine de guerre » pour soumettre la défense européenne aux intérêts américains. Il risque d’être demain l’outil de la défaite de l’OTAN face à ses compétiteurs stratégiques. Ceux-ci ne jouent pas imprudemment avec la constitution des capacités militaires de leurs propres forces et de leurs alliés. Face à cette impasse capacitaire, l’OTAN sera conduite à court terme à encourager le retour à des appareils de 4e génération modernisés (tels que le Rafale F3R, en attendant le standard F4, mais aussi les F-15 EX, F-16 Viper, F-18 Super Hornet, l’aptitude de l’Eurofighter à évoluer restant à prouver) pour garantir sa posture et remplir ses missions. Cela permettra peut-être de clarifier l’avenir des programmes SCAF et Tempest » (1).
Système mafieux
Mais aujourd’hui, la situation est bien pire qu’imaginée il y a deux ans et demi. On ne peut plus parler de « vassalisation », car dans le système féodal, le suzerain mettait un point d’honneur à protéger ses vassaux. La comparaison la plus adéquate serait plutôt désormais celle d’un système mafieux, dans lequel les parrains s’entendent entre eux pour se partager les zones d’influence et éviter la confrontation directe. A l’intérieur de ces territoires partagés, chacun pratique le racket à sa façon, plus ou moins brutale. Mais chacun sait que la « protection » ainsi accordée ne tient pas face à une évolution du rapport de forces entre gangs. Rappelons en outre que le parrain est souvent adepte du libre-échange régulé par le crime et conservateur en matière de mœurs, pour sauvegarder les apparences : c’est à la sortie de l’église que le parrain afro-américain d’American Gangster, est finalement arrêté.
Il y a ainsi une profonde cohérence dans l’enchaînement des événements que nous vivons depuis l’investiture de Donald Trump. L’oncle Sam se comporte désormais en parrain impitoyable et non plus en suzerain débonnaire. Combien de temps faudra-t-il aux Européens pour admettre cette nouvelle réalité et agir en conséquence ? Or le F-35 est par excellence l’instrument du racket américain, qui a méthodiquement organisé la dépendance des Européens ravalés au rang de junkies d’une drogue dure, au point que l’on se demande s’ils seront un jour capables de se sevrer et d’en sortir, et à quel prix.
Livre blanc européen : priorité à la « désitarisation »
Abandonnons la métaphore stupéfiante pour revenir sur la mécanique implacable de l’emprise américaine. On sait désormais, depuis ces deux derniers mois, combien la défense européenne dépend d’équipements acquis auprès de fournisseurs américains. Mais le cas du F-35 est tout à fait spécifique, et à vrai dire singulier. Les Européens pourraient sans trop de difficultés parvenir à substituer du matériel européen, ou du moins non-américain, à la plupart des équipements acquis auprès de l’oncle Sam. Les Européens ne sont pas manchots dans bien des domaines, à commencer par le spatial, le terrestre, le naval, l’aviation de transport, les hélicoptères, les avions d’armes et pour tous les équipements de supériorité.
C’est une question de moyens, pas d’aptitude. C’est pourquoi la priorité des priorités du livre blanc européen devrait être la « désitarisation », c’est-à-dire la production de composants, de sous-ensembles (et bien-sûr de services comme le cloud) permettant d’échapper aux lois extraterritoriales américaines. Il existe par ailleurs des fournisseurs non-américains issus de pays amis pour certaines capacités que l’industrie de défense européenne ne produit pas, par exemple l’artillerie à longue portée.
Mais il en irait différemment du F-35 Lightning. Issu du programme « JSF » (joint strike fighter), l’appareil est conçu dès le début pour équiper les forces « joint », c’est-à-dire interarmées au double sens de « alliées » et « pour toutes les armées » (« services » dans le jargon US : Air Force dans sa version A, Navy pour la version B et Marines pour la version C « STOL »). C’est aussi comme son nom programmatique l’indique, d’abord un bombardier et non un aéronef de supériorité.
Il doit en outre, pour être considéré comme de « 5e génération », cocher la case de la furtivité et la connectivité. Il en résulte une sorte de « mouton à 5 pattes » que le constructeur Lockheed Martin a le plus grand mal à développer, au grand dam du GAO, la Cour des comptes américaine. Qu’à cela ne tienne : le gouffre financier sera comblé par ses clients, choisis par le Congrès pour leur solvabilité. Et les autres « services », plus discrets, feront le reste pour achever de convaincre les prospects récalcitrants.
C’est ainsi que le F-35 a fini par « convaincre » une bonne douzaine de clients européens pour un total d’environ 600 appareils commandés. Outre la Finlande qui a acquis 64 F-35 en fin d’année 2021, l’avion américain de cinquième génération avait déjà été sélectionné par le Royaume-Uni (138 exemplaires commandés), l’Italie (90), la Norvège (52), les Pays-Bas (46), la Suisse (36), la Belgique (34), la Pologne (32) et le Danemark (27). Puis se sont ajoutés l’Allemagne d’Olaf Scholtz pour 35 exemplaires en 2022 (Merkel ayant constamment refusé), la Grèce, la République tchèque en 2023 et encore dernièrement la Roumanie.
Américanisation de l’aviation de combat européenne
Le JSF tire profit de l’incapacité des Européens à s’entendre sur un programme fédérateur. Le programme Eurofighter (entre Royaume-Uni, Allemagne, Italie, Espagne), issu de l’échec en 1985 de la coopération européenne, la France décidant de fabriquer seule le Rafale, conduit tout droit à l’achat du F-35 du fait de l’impossibilité de renouveler la flotte des chasseurs Eurofighter en reconduisant les règles de juste retour, de duplication des chaînes de production, d’équipements nationaux différents, d’une appréciation divergente sur les mises à niveaux, qui ont entraîné des coûts et des délais non maîtrisés. Au moins, croit-on encore jusqu’en 2024, avec le F-35, on acquiert certes un appareil coûteux à l’achat, en infrastructures d’accueil et en maintenance, aux performances douteuses et sans aucune garantie quant à son libre emploi, mais ces coûts finalement maîtrisés et ces inconvénient consentis constituent le prix à payer pour la protection américaine.
De leur côté, les pays européens dotés de F-16 (European Participating Governements, structure existante depuis 1993, dont le Danemark et les Pays-bas) n’ont pas su ni voulu refuser l’héritage industriel de ce bon avion et ont fait confiance à la société ayant racheté l’activité aéronautique de General Dynamics pour le choix de son successeur. Les pays de l’Europe de l’Est dotés d’appareils d’origine soviétique ont fait le choix, pour des raisons politiques et industrielles d’une américanisation de leur aviation de combat avec, dans un premier temps le choix du F-16, chemin naturel vers le F-35, le dernier exemple de cette américanisation étant celui de la Roumanie.
Le F-35, une arme de guerre économique
En outre, du point de vue industriel, les États clients peuvent donner le change vis-à-vis de leurs contribuables : les retombées locales sont réelles. L’intégration industrielle s’est faite « à la carte » par différents niveaux de partenariat.
Au niveau 1, nous trouvons la Royaume-Uni qui dès 1995 a signé pour le développement du Future Joint Combat Aircraft entraînant une participation au financement de 25% du coût total (de l’ordre de 3 milliards de dollars). Dans ce cadre, les Britanniques, principalement BAE Systems avec 500 ETI/PME (20.000 emplois), produisent 15% de chaque appareil par l’intermédiaire du maître d’œuvre industriel américain Lockheed Martin et du Joint Program Office. Un site de maintenance et de réparation au Pays de Galles ainsi que d’entretien et de soutien sur la base de Marham ont été construits. Le MoD vient de confirmer que le Royaume-Uni continuerait à fournir des prestations de soutien pour la flotte mondiale d’avions F-35 jusqu’au moins en 2069, date à laquelle il sera retiré du service par les armées britanniques, sachant que la date de retrait du service pourrait être plus tardive pour d’autres pays qui exploitent l’avion.
Au niveau 2, nous trouvons l’Italie et les Pays-Bas. L’Italie avec 4% de participation aux frais de R&D a obtenu une chaîne de montage à Cameri et la production d’éléments par les sociétés Leonardo Alenia Aermacchi, Piaggio Aero, SELEX ES…, soit 10.000 emplois. Les Pays-Bas ont constitué des partenariats : Fokker avec Lockheed Martin et Northrop Grumman, Aeronamic avec Honeywell, Thales NL avec Northrop Grumman, PM Aerotec avec Moog. Au niveau 3, nous trouvons le Danemark avec les sociétés Terma et Multicut, la Norvège avec Kongsberg pour l’armement et la maintenance, et avec Pratt et Whitney et GKN sur des composants moteurs.
Les autres pays clients ont commandé leurs avions par la procédure Foreign Military Sales comportant un certain nombre de compensations industrielles : l’Allemagne avec Rheinmetall (production de sections de fuselage), la Belgique avec une JV BeLightning (ASIO-SABCA-SONACA), un contrat Safran Aeroboosters avec Pratt et Whitney…, la Finlande avec Patria, la Suisse avec RUAG …
Lockheed Martin a, depuis la consolidation de l’industrie américaine de défense effectuée en 1993 (« Last Supper »), structuré le tissu industriel en Europe en façonnant une chaîne où les industriels européens ont progressivement constitué le fil de trame. De par le truchement des sociétés BAE Systems (qui réalise la majorité de son chiffre d’affaires aux Etats-Unis) et Leonardo (plus du quart), Lockheed Martin a constitué un autre « Airbus » militaire européen, voire mondial, « ITARisé » (2). La consolidation de cette Global Enterprise européenne se fait par un système logistique mondialisé qui lie tous les intervenants pour au moins une vingtaine d’années. Les liens sont tels qu’il sera difficile de défaire les fils de trame des fils de chaîne !
F-35, une arme d’intégration opérationnelle
Bien au-delà de l’interopérabilité otanienne, le F35, de par sa connectivité et la maîtrise américaine des données, impose un monisme (3) opérationnel.
Sur le F-35, la furtivité passive (4) face aux émissions de certaines fréquences radar bien spécifiques se fait par la dispersion angulaire d’énergie (forme de l’aéronef) et par absorption par certains matériaux : bismaleimide (5) , carbone, métamatériau, Fiber-Mat… Or il apparaît que les armements emportés en soute (impératif en matière de furtivité) ont une portée souvent insuffisante pour traiter les systèmes intégrés de défense adverse (6) ; il faut donc emporter des armements de portée supérieure sur des points d’emport extérieurs, d’où une perte de discrétion… Cela a été vendu, entre autres, en Finlande, en Allemagne, aux Pays-Bas… pour assurer la survie du F-35. En bref, la furtivité native du F-35 ne le rend apte qu’aux missions en zones permissives…
Il apparaît aussi que certaines bandes radar ne sont pas traitées et que la furtivité active est un impératif. Des moyens de guerre électronique parfaitement programmés sont indispensables. Dans ce domaine, la France est particulièrement performante.
L’exemple de l’avion furtif F-117 abattu par les forces sol-air serbes en 1999 au Kosovo montre que la trajectoire suivie n’a pas pris en compte la localisation de la menace. La maîtrise de la situation tactique envoyée aux systèmes de préparation de mission est fondamentale, d’où la polémique apparue ces dernières semaines sur la maîtrise des données. Les fichiers de données de mission transférés dans l’avion sont essentiels. Ainsi, les Canadiens, les Britanniques et les Australiens (liés en matière de renseignement par l’accord Five Eyes) ont un escadron de préparation de mission spécifique à Eglin Air Force Base, USA. Les autres européens en sont exclus, dont les Allemands, les Italiens, les Néerlandais et les Belges pourtant porteurs de la bombe nucléaire B61-12…
La discrétion électromagnétique comporte un volet impératif : ne pas être un phare par ses moyens de communication. Or l’intégration ultime du système de système F-35 se fait par la connectivité. Un système exclusif est impératif pour diminuer la probabilité de détection par les moyens électroniques adverses. Il doit être très directif avec un faisceau très étroit dans une bande de type Ku (12/18 GHz). Nous sommes loin des STANAG universels (Standardization Agreement) de l’OTAN garantissant une interopérabilité accessible par les différentes forces aériennes. Nous sommes dans une situation exclusive monopolistique !
Le général James Hecker, commandant des forces aériennes américaines en Europe, a pourtant déclaré en 2024 lors du Royal International Air Tattoo (RIAT) : « Ne pensez pas que les problèmes du TR-3 soient terminés … nous avons un logiciel fonctionnel dans TR-3 qui est certainement assez bon pour la formation. … Mais il reste encore beaucoup à faire ». Les appareils actuels doivent encore évoluer par une mise à niveau des logiciels et de la puissance de calcul embarqué, par une remotorisation (F-135 ECU) capable de produire l’énergie électrique pour ces nouveaux équipements et leur refroidissement. Il faudra attendre 2030 (au mieux) et le standard TR-3 Block 4 pour accéder à l’ensemble des capacités de combat.
Un F-35 dégradé pour les alliés ?
Hormis les Britanniques et Israéliens, les autres nations clientes ont raison de s’interroger sur les réelles capacités dont ils disposeront pour un combat de haute intensité en Europe.
La fin du développement du F-47 de 6e génération (récemment annoncée par Donald Trump) devrait faire réfléchir sur l’intérêt pour les Etats-Unis de finaliser les évolutions nécessaires pour rendre totalement opérationnel le F-35, un avion finalement dépassé avant d’être opérationnel. Preuve s’il en était encore besoin que l’effet final recherché du programme JSF n’était pas opérationnel. Les Européens ont déjà connu telle situation avec le chasseur F-104 dans les années 60. Un changement des objectifs de quantité a fini par mettre à risque le modèle économique tant sur le coût unitaire que sur le coût de la maintenance déjà très élevé.
Sur le plan politique, industriel et opérationnel, une réflexion et un choix sont impératifs depuis le coup de tonnerre provoqué par la déclaration du président Trump du 21 mars dernier à propos de la justification de limites opérationnelles (7) : « C’est probablement logique, parce qu’un jour, peut-être qu’ils ne seront plus nos alliés ». En termes stratégiques, cela signifie que le F-35 ne pourra probablement jamais jouer son office de chasseur-bombardier furtif : il sera cloué au sol avant de partir en mission. Les armées dotées ne pourront l’utiliser, au mieux, qu’en défense aérienne, c’est-à-dire pour des missions défensives destinées à faire respecter les logiques territoriales face à l’agression d’un autre chef de gang cherchant à modifier le rapport de forces. Or le F-35 est un piètre avion de défense aérienne. L’impasse est donc totale.
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(2) : Règlement extraterritorial : International Traffic in Arms Regulations
(3) : Doctrine considérant que le monde n’est formé que d’une seule substance ; le monisme est un système philosophique qui réduit tout à un seul principe, opposé au dualisme et au pluralisme.
(4) : La furtivité n’est pertinente que face à un système d’arme adverse défini (air-air, sol-air avec une détection dans des gammes de fréquence variées : de manière passive acoustique, visible, infra-rouge, ultra-violet, électromagnétique ou de manière active, principalement radar dans des gammes de fréquences très étendues). Son but est d’augmenter la survie en étant détecté le plus tardivement : la vitesse, la manœuvrabilité sont à prendre en compte afin de rester le moins longtemps possible dans le volume d’efficacité du système d’armes adverse et de se soustraire de manière cinétique lors du tir.
(5) : Le matériau obtenu a une réflectivité inférieure à 10 dB sur une épaisseur d’environ 4,7 mm dans la bande de fréquences 5-18 GHz, et présente une bonne stabilité thermique et des propriétés de compression: cf. Microwave absorbing and mechanical properties of carbon fiber/bismaleimide composites imbedded with Fe@C/PEK-C nano-membranes | Journal of Materials Science: Materials in Electronics
(6) : F-35A vs S-400 Triumf : une analyse rapide sur les données en sources ouvertes, Meta Defense 3 septembre 2024 https://meta-defense.fr/2024/09/03/f-35a-vs-s-400-rcs-detection/#:~:text=Selon%20des%20r%C3%A9sultats%20de%20simulation%20ind%C3%A9pendants
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* Le groupe Mars, constitué d’une trentaine de personnalités françaises issues d’horizons différents, des secteurs public et privé et du monde universitaire, se mobilise pour produire des analyses relatives aux enjeux concernant les intérêts stratégiques relatifs à l’industrie de défense et de sécurité et les choix technologiques et industriels qui sont à la base de la souveraineté de la France.
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