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Entretien
Propos recueillis par Etienne Campion
Publié le
Face au risque de déclassement, Éric Hazan plaide pour une révolution par les territoires. Une alternative radicale au modèle jacobin, pensée comme remède aux fractures françaises.
Et si l’avenir de la France passait par ses territoires ? Dans Révolution par les territoires – Une réponse française aux défis du monde, Éric Hazan et Frédéric Salat-Baroux appellent à un changement de cap radical. Face au risque de déclassement économique et à la montée des fractures sociales, ils plaident pour une décentralisation ambitieuse, un réarmement industriel local et une mobilisation stratégique autour des technologies d’avenir. Dans cet entretien, Éric Hazan revient sur les limites du modèle jacobin, l’urgence d’un sursaut territorial et les conditions d’une reconstruction à la fois économique, sociale et démocratique.
Marianne : Vous affirmez que la France risque un déclassement économique majeur, comparable à celui de certains pays en développement : quels sont les signes concrets de ce risque, et quelles en sont, selon vous, les causes principales ?
Eric Hazan : Depuis des décennies, comme la plupart des pays développés, la France s’est enfermée dans un schéma où l’État a abandonné son rôle de stratège et dicte un développement territorial de plus en plus court-termiste, souvent au détriment des réalités locales. La Datar et sa vision d’un État au service du développement et de la promotion des territoires ont été, chez nous, largement démantelés. L’optimisation prioritaire de la variable économique, nécessaire pas suffisante, en la déconnectant de l’environnement social, culturel et écologique a montré ses limites et « pulvérisé » un grand nombre de lieux qui ont, au passage, perdu leur identité.
Notre modèle craque de toutes parts et plus largement la part de l’industrie dans le PIB national a chuté à 17 %, alors qu’elle atteint encore 24 % en Italie. Les entreprises européennes investissent trop peu dans les technologies d’avenir, creusant un écart alarmant avec les États-Unis : elles dépensent 1,8 fois moins en R & D, et cet écart explose à 500 % dans le secteur technologique. Ce retard fragilise notre compétitivité, limite notre souveraineté industrielle et accélère la relégation des classes moyennes.
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Les territoires subissent de plein fouet ces mutations. Dans les zones périurbaines et rurales, les jeunes décrochent plus souvent du système éducatif, l’accès à la formation est limité, et le chômage reste plus élevé qu’en métropole. La fracture numérique aggrave ces inégalités : 20 % des familles rurales n’ont pas d’accès Internet de qualité, freinant l’émergence d’une économie du savoir inclusive.
Ce modèle centralisé a également contribué à une montée des extrêmes. On continue de croire que l’État central peut tout et nous vivons sur un modèle hérité du XXe siècle, basé sur la dépense publique et le pilotage centralisé, qui ne permet plus d’affronter les défis économiques, technologiques et géopolitiques du XXIe siècle.
Quand les citoyens ne se sentent plus écoutés et perdent confiance en la promesse de progrès, quand ils se sentent dépossédés de leur avenir, le repli devient une tentation. Pourtant, une alternative existe : redonner aux territoires les moyens d’agir, de se développer selon leurs spécificités, et d’être les moteurs de la transition économique et sociale. Ce pays, qui a tout pour réussir, s’asphyxie. Il faut réarmer économiquement et socialement les territoires si l’on veut éviter une spirale de déclin.
L’intelligence artificielle est présentée comme un tournant crucial pour notre avenir : que devrait faire l’Europe pour ne pas rater cette révolution ?
Elle doit cesser de jouer les spectateurs et devenir un acteur stratégique. Le rapport Draghi est, à ce titre, totalement limpide. Aujourd’hui, 9 des 10 plus grandes entreprises d’IA sont américaines ou chinoises. L’Europe est largement absente car elle reste prisonnière d’un modèle perçu comme normatif, fragmenté et frileux. Nous appelons à une mobilisation massive, avec des moyens comparables à ceux du Chips Act ou de l’Inflation Reduction Act américains.
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Heureusement, les annonces récentes du Sommet de l’IA et d’investissement européens importants dans la défense. Mais il faut aller encore plus loin. Les Entreprises européennes investissent deux fois moins que les États-Unis en technologie depuis plus de 10 ans. Il faut investir dans des infrastructures technologiques souveraines, former massivement, et soutenir des écosystèmes territoriaux d’innovation. Cela suppose aussi de revoir les règles de concurrence et de commande publique pour soutenir les acteurs européens émergents. Il faut aussi éviter une nouvelle fracture numérique et territoriale en accélérant le déploiement de l’IA dans les territoires.
Si nous ne faisons pas ce choix maintenant, nous deviendrons des utilisateurs passifs de technologies conçues ailleurs.
Votre projet de “reconstruction par les territoires” suppose une décentralisation renforcée : quels changements institutionnels concrets cela impliquerait-il ?
Nous défendons une hyper-décentralisation encadrée. Concrètement, cela signifie transférer des compétences stratégiques comme l’éducation, la santé ou l’aménagement aux régions ou intercommunalités. Aujourd’hui, les collectivités locales gèrent 70 % des investissements publics, mais sans autonomie stratégique ni fiscale. Il faut leur donner le pouvoir de fixer leurs priorités, d’adapter les normes, de recruter, de gérer leurs politiques de développement. L’État doit se recentrer sur ses missions régaliennes et de coordination nationale. Il s’agit moins de “moins d’État” que d’un État qui change de rôle.
Les collectivités locales sont-elles aujourd’hui en capacité de porter cette transformation, ou faut-il repenser leurs moyens et leur fonctionnement ?
Certaines sont prêtes, d’autres doivent être accompagnées. Il faudra renforcer les compétences administratives, moderniser les outils de gestion, et garantir une forme de solidarité entre territoires pour ne pas aggraver les inégalités. Nous proposons un mécanisme de péréquation renforcé et une refonte des dotations, pour qu’aucun territoire ne soit condamné à l’impuissance. Par ailleurs, nous devons simplifier le millefeuille : un seul échelon territorial opérationnel en dehors des fonctions régaliennes permettrait d’éviter la dispersion et de rendre l’action publique plus lisible. L’agilité locale est un atout décisif à condition qu’elle s’appuie sur une organisation claire, des moyens suffisants et une vraie redevabilité démocratique.
Comment conjuguer un fort enracinement local avec une ouverture internationale, sans basculer dans l’isolement ou le repli ?
Ce n’est pas contradictoire, c’est même la clé. Dans un monde globalisé, ce sont les territoires qui innovent, qui attirent les talents, qui construisent des filières. Pittsburgh, Bilbao, Matera : autant d’exemples de villes qui, en partant de leurs racines, ont su se projeter dans l’avenir et s’insérer dans des chaînes de valeur mondiales. Être enraciné, ce n’est pas se refermer ; c’est bâtir sur ses forces pour peser. C’est aussi une réponse politique à la crise de confiance : les citoyens attendent de l’État qu’il les protège, mais ils veulent aussi agir localement, être partie prenante des transformations. La technologie le permet beaucoup mieux aujourd’hui qu’hier et c’est à cette articulation entre le local et le global que nous devons travailler.
En quoi le projet local que vous proposez peut-il répondre à la “désintégration civilisationnelle” que vous décrivez dans les premiers chapitres ?
Parce que cette désintégration vient d’une triple rupture : rupture sociale, rupture territoriale, et rupture de sens. Il faut lutter contre la perte de repères et d’horizons communs. Le territoire reste une unité vivante. C’est là qu’on habite, qu’on travaille, qu’on échange. Le projet local permet de retisser du lien là où il s’est défait. Il recrée des cercles de confiance, des coopérations concrètes, des récits partagés. Il redonne du pouvoir aux gens là où ils vivent, dans leur quotidien.
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Nous ne croyons pas au retour d’un État providence central omnipotent, ni à l’illusion d’un marché qui résoudrait tout. Nous croyons en une démocratie de la proximité, enracinée, pragmatique, ouverte. C’est là que la République peut renaître. Le projet local, ce n’est pas un gadget de management public. C’est une réponse politique à la décomposition sociale. C’est une révolution tranquille, mais indispensable, pour redonner corps à l’idéal français.
Comme l’écrivait Simone Weil, « l’enracinement est peut-être le besoin le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine. » C’est aussi un levier de reconstruction politique et économique.
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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne