© Ardi Septian/NurPhoto
Entretien
Propos recueillis par Matthieu Giroux
Publié le
À rebours des discours culpabilisants ou technosolutionnistes, le philosophe Alain Papaux propose une lecture radicale de notre impuissance écologique : ce n’est pas notre ignorance qui nous perd, mais notre fascination pour la technique. Il publie deux livres aux Presses universitaires de France (PUF), « Dictionnaire de la pensée écologique » et « Homo faber » qui éclairent sur la crise écologique.
Professeur de philosophie du droit et du droit de l’environnement à l’université de Lausanne, Alain Papaux a notamment codirigé, avec Dominique Bourg, le Dictionnaire de la pensée écologique (PUF, 2025). Chez le même éditeur, il fait paraître Homo faber. Pourquoi nous ne ferons rien pour l’environnement, essai dans lequel il analyse notre fascination pour la technique et notre incapacité à renoncer à une forme de démesure (hybris) qui lui est consubstantielle.
Marianne : En matière d’évolution, l’homme appartient à la branche homo sapiens (homme qui pense). À vos yeux, cette focalisation sur la rationalité de l’homme nous fait oublier qu’il est aussi, surtout, homo faber (homme qui fait), et donc homme de la technique. Pourquoi est-il important de changer de perspective ?
Alain Papaux : Depuis Platon, nous masquons notre nature première qui est celle du « faire ». Nous sommes des vivants, des créatures faites pour l’action et nous tentons de le cacher derrière une suprématie de la pensée abstraite. Cela nous empêche de voir la place centrale qu’occupe la technique dans notre vie. La modernité a une forte tendance à penser la technique comme un pur moyen, comme une chose maîtrisable, et pas du tout comme une nature. Cela explique pourquoi nous ne congédierons pas notre fascination pour la technique. On ne peut pas poser la technique, comme on pose un outil, lorsqu’on n’en a plus besoin. Attention aussi à éviter l’écueil inverse, celui du technosolutionnisme, qui consiste à penser que, par la technique, nous pouvons résoudre toutes les difficultés. La technique est précieuse mais elle fait aussi partie du problème.
Les mythes grecs ont insisté sur le rôle de Prométhée qui avait dérobé le feu de Zeus pour le donner aux hommes. C’est grâce à lui que l’homme a pu combler sa fragilité originelle par la technique. Mais, selon vous, c’est oublier que nous sommes également liés à son frère Épiméthée, le négligeant. En quoi la négligence fait-elle aussi partie de notre humanité ?
Heidegger lui-même, comme l’a relevé Bernard Stiegler, s’était assez peu préoccupé du cas d’Épiméthée. Pourtant, celui-ci symbolise la négligence fondamentale de l’homme. Il fait les choses et examine seulement après les conséquences de ses actions. Nous ne voulons pas regarder cette vérité en face : nous avons besoin de la technique parce que nous sommes négligents vis-à-vis de la nature, et de la technique elle-même en en usant sans mesure, au contraire de ce que ferait homo sapiens. Si nous ne polluions pas autant, nous n’aurions pas besoin de techniques de décarbonation ou de décontamination. Mieux vaut ne pas polluer que de vouloir rétablir un état antérieur à la pollution, ce qui est impossible.
La modernité, depuis Bacon, pense l’homme comme « maître et possesseur de la nature ». Mais il semble qu’en réalité nous ne maîtrisions plus rien…
Comme le dit Arendt, dans sa philosophie de l’action, nous ne maîtrisons le plus souvent que le point de départ. Ensuite, tout dépend d’autrui, du contexte, du hasard… Croire que nous pouvons maîtriser tout un processus est une naïveté qui se retrouve dans le projet de transition écologique. Par ailleurs, celle-ci ne constitue pas un changement de paradigme puisqu’elle entend largement maîtriser la nature. Or, on devrait accepter que l’on ne maîtrise plus les choses. D’où une grande retenue dans nos actions, l’extraction emblématiquement… si nous étions sapiens.
Nous sommes négligeants mais aussi sujets à l’hybris (démesure). Que donne un pareil cocktail ?
À mes yeux, l’hybris vient principalement d’une confusion entre les fins et les moyens. Notre société moderne est fascinée par les moyens et, à trop chercher le moyen pour le moyen, il n’y a plus rien pour lui donner une mesure. Il n’y a plus de finalité intrinsèque à l’homme pour orienter, contenir ou suspendre ce moyen. Tout est permis à l’homme, tout lui est disponible. C’est le triomphe de « Prometheus unbound », délivré…
Entre le sapiens (savoir) et le faber (faire), il existe une voie intermédiaire que l’humanité, dans son développement historique, n’a pas retenu, celui de la mètis (savoir-faire). Quel est son grand mérite ?
Elle a déjà un grand mérite politique puisqu’elle réhabilite les « petites gens ». Pour nous modernes, sapiens renvoie à une pure activité intellectuelle. Cela aboutit à la supposée suprématie morale d’une élite de l’esprit. La mètis est beaucoup plus humble : c’est l’intelligence de l’artisan, mais aussi celle de l’animal. Avec elle, nous réintégrons l’ordre naturel. Il faut faire descendre l’homme de sapiens à faber et voir qu’il est avant tout un animal. L’homme est sage et rationnel de manière exceptionnelle et marginale. La rationalité vient souvent a posteriori, à suivre la nobélisée psychologie expérimentale.
Vous affirmez que l’homme n’est pas du monde, comme les autres animaux, mais au monde. Quel est le sens de cette distinction ?
L’animal est au monde parce qu’il est inséré en lui par sa naissance même. En revanche, quand l’homme naît, il a besoin de ses parents pendant des mois physiologiquement et des années psychologiquement. Il est mature, en gros, vers 16 ans. Cela prouve bien que l’homme n’a pas la même immédiateté au monde que les autres créatures. Cela nous ramène au grand paradoxe de la technique : l’homme est naturel par l’artifice. Nous avons besoin de la technique pour être dans le monde, nous y tenir (plus ou moins bien).
Vous expliquez la tendance de l’homme à s’accomplir par la technique par son « défaut d’être ». Est-ce à dire que l’homme peut évoluer dans n’importe quelle direction, quitte à aller vers son autodestruction ?
Le phénomène humain se caractérise par la centralité de la liberté. Tous les choix sont possibles. Certains sont assez sots, comme vouloir coloniser Mars. Et l’autodestruction fait aussi partie de ces choix. Avons-nous un instinct de survie ? Je n’en suis pas persuadé. L’actualité nous rappelle qu’il y a un plaisir des hommes pour la guerre qui est effrayant. Comme le soutient René Girard, lorsque l’on est incapable d’assumer sa propre violence et sa propre finitude, on la transfère sur autrui. La nature paye aussi notre mauvaise foi.
L’homme est par essence un être technique et la technique semble aujourd’hui lui échapper (machinerie capitaliste, crise écologique…). Comment répondre à ces enjeux vitaux si la technique fait partie du problème et que nous ne savons agir autrement que par elle ?
Jean-Pierre Dupuy pense que les grands informaticiens, pour devenir eux-mêmes des démiurges, veulent donner naissance à des créatures qui leur échapperont. C’est leur but conscient. En théologie, on dit que Dieu a voulu l’homme libre et que c’est comme ça qu’il a prouvé son incroyable puissance. Aujourd’hui, nous avons l’impression d’être dépassés par l’évolution rapide de ChatGPT. La créature donne l’impression d’être devenue libre. Cela répond à la même logique que l’effondrement planétaire : c’est de nous-mêmes que nous choisissons un avenir duquel nous sommes exclus. Bien sûr, il existe une alternative, celle d’une forme de décroissance. Mais est-elle désirée par les humains ? Nous aimons trop la technique et nous sentir si puissants ! L’avenir n’est pas fixe et pourtant nous choisissions la technique comme destin, nous nous y enfermant.
Vous soutenez la thèse que l’homme n’est pas condamné par son impuissance mais par un excès de puissance. La solution viendra-t-elle d’un rééquilibrage entre faber et sapiens ?
Un retour à l’échelle locale, comme le suggère Olivier Rey dans Question de taille, permettrait de se rendre plus directement compte des conséquences de nos actes. Malheureusement, on voit bien que Trump et Poutine sont plutôt dans des logiques impériales qui sont celles de la puissance. Quand Trump aura généralisé la fracturation hydraulique et épuisé toutes les ressources, son pays sera inhabitable. Certaines régions des États-Unis se dépeuplent déjà car il n’y a plus d’eau potable… Nous devenons donc impuissants par un excès de puissance.
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Homo faber. Pourquoi nous ne ferons rien pour l’environnement, Alain Papaux, PUF, 480 p., 27 €
Dictionnaire de la pensée écologique, Dir. Dominique Bourg et Alain Papaux, PUF, 1 120 p., 39 €
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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne