© Benoit PAVAN / Hans Lucas
Entretien
Propos recueillis par Etienne Campion
Publié le
La fermeture du site chimique de Pont-de-Claix illustre les fragilités d’un secteur clé. Pour l’économiste Thomas Grjebine, elle révèle les impasses d’une politique industrielle face à la concurrence chinoise et aux recompositions géopolitiques.
Alors que l’inquiétude grandit autour de la désindustrialisation française, la fermeture annoncée du site chimique de Vencorex à Pont-de-Claix, près de Grenoble, met en lumière les fragilités structurelles qui minent notre appareil productif. Économiste au CEPII et spécialiste des dynamiques de réindustrialisation, Thomas Grjebine décrypte les ressorts profonds de ce désengagement industriel : perte de compétitivité, montée en puissance de la Chine, déséquilibres macroéconomiques européens, et flottements stratégiques de l’Union vis-à-vis de Pékin. Pour lui, le cas Vencorex ne relève pas de l’anecdote, mais incarne un affaiblissement systémique du secteur chimique français. Dans un contexte mondial bouleversé par le retour du protectionnisme, symbolisé par les tarifs douaniers de Donald Trump, il interroge également la place que la France peut – et doit – revendiquer dans cette recomposition industrielle.
Marianne : Le cas Vencorex semble révélateur. Depuis des années, les fragilités du site étaient connues, tout comme les conséquences en chaîne d’une éventuelle fermeture. Pourtant, rien n’a été fait. Pourquoi une telle passivité ?
Thomas Grjebine : Le cas Vencorex est révélateur de la fragilité du secteur de la chimie en France. La reprise partielle du site est une très mauvaise nouvelle. Pas tellement parce qu’une entreprise à capitaux chinois reprend une petite partie, non stratégique, de l’activité… mais surtout parce que l’essentiel de la production va s’arrêter. Et ça, ça met en péril tout l’écosystème local.
Vencorex, c’était un acteur très intégré dans le tissu industriel de la région. Il y avait des contrats de long terme avec d’autres sites chimiques autour. Donc l’impact dépasse largement l’entreprise elle-même : c’est une mauvaise nouvelle pour toute la chimie locale, et au-delà, pour le secteur chimique français dans son ensemble.
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Le site souffrait d’un problème de compétitivité. Il était relativement petit comparé à ce qu’on peut trouver en Allemagne, par exemple, où les usines sont beaucoup plus grandes et bénéficient d’économies d’échelle.
Et puis, Vencorex était aussi confronté à une autre difficulté, qui touche toute la chimie européenne : la montée en puissance de l’industrie chimique chinoise, avec une concurrence de plus en plus agressive et une surproduction importante. Aujourd’hui, cette pression chinoise met directement en difficulté la chimie française. Un secteur qui a déjà beaucoup souffert et qui perd des capacités de production depuis plus de trente ans. Chaque fois qu’un site ferme, il est presque impossible de reconstituer cette capacité ensuite.
Et cette concurrence chinoise, est-ce vraiment un phénomène nouveau ? Est-ce qu’on assiste à une rupture, ou bien à une forme de continuité dans leur stratégie industrielle, notamment vis-à-vis de ce type d’actifs en France ?
Concernant Vencorex, la Chine ne reprend quasiment rien. Elle ne récupère qu’une petite partie des salariés et quasiment rien de l’activité productive. La reprise concerne principalement une activité de peinture pour carrossiers, ce qui n’est pas une activité stratégique.
Le repreneur chinois ne s’intéresse pas tant aux capacités de production du site… mais plutôt à l’opportunité d’avoir un pied en France et en Europe, notamment pour y écouler des produits venus de Chine. Il pourrait tout à fait importer les matières premières et les produits de base directement depuis la Chine. C’est là encore une illustration du risque que posent les surproductions chinoises pour l’industrie européenne. Cela pourrait conduire à une nouvelle vague de désindustrialisation avec des fermetures en Europe, et des importations qui se substituent à la production nationale.
C’est donc aussi pour cela que le gouvernement n’a pas sorti l’artillerie lourde dans le dossier Vencorex, avec notamment les décrets de sauvegarde dits « Montebourg » ?
Oui, ce n’est pas tant la reprise qui pose problème — d’autant qu’elle est très limitée et ne concerne pas des activités stratégiques — mais bien le fait que l’essentiel de la production du site va s’arrêter. La disparition d’un maillon de la chaîne fragilise tout l’écosystème dans un contexte où il est déjà fragilisé depuis plusieurs années par la concurrence étrangère et par des prix de l’énergie toujours élevés.
Dans quelle mesure les « tarifs Trump » constituent un bouleversement pour l’Europe ?
Les tarifs de Donald Trump posent un triple défi pour l’Europe.
Tout d’abord, même s’il y a encore beaucoup d’incertitudes sur les tarifs qui seront finalement imposés à l’Europe, ils risquent de pénaliser les pays les plus dépendants des exportations vers les Etats-Unis, notamment l’Irlande, l’Allemagne et l’Italie, et certains secteurs industriels en France comme les boissons (Cognac, etc.) ou le secteur aéronautique.
Le second défi pour l’Europe concerne les surproductions chinoises qui risquent de se déverser sur l’Europe. Si les exportations chinoises vers les États-Unis sont limitées par ces droits de douane, alors la Chine va chercher à rediriger ses exportations vers d’autres marchés. Or, l’Europe est l’une des rares zones au monde avec un grand marché intérieur et un pouvoir d’achat élevé. Cela va donc mécaniquement augmenter la pression concurrentielle sur les producteurs européens. La surproduction chinoise, qui était déjà un problème avant, risque de s’aggraver.
Enfin, la politique de Donald Trump a aussi contribué à fracturer le camp occidental. Pourtant, aussi bien les États-Unis que l’Europe sont confrontés à la même concurrence chinoise. Une réponse commune face à ce défi aurait donc été logique, voire nécessaire. Aujourd’hui, on constate des écarts de coûts de production énormes entre la Chine et l’Europe — de l’ordre de 30 à 40 % dans des pans entiers de l’industrie. On parle beaucoup de l’automobile, bien sûr, mais ça touche en réalité de nombreux secteurs : la chimie, le nucléaire… et bien d’autres.
Il s’agit d’une situation relativement inédite : historiquement, de tels écarts de coûts étaient compensés par des différences significatives en matière de productivité et d’innovation. Comment l’industrie européenne peut-elle espérer survivre face à un tel différentiel de coûts de production ?
On aurait pu imaginer de renforcer l’alliance Europe-Etats-Unis pour tenter de limiter la pression chinoise. C’est ce que cherchait à faire Joe Biden lorsqu’il parlait de « friend-shoring » : développer le commerce avec des partenaires qui partagent nos valeurs et nos intérêts économiques, pour réduire notre dépendance à la Chine.
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Or, ce qu’on voit aujourd’hui, c’est que le refroidissement des relations transatlantiques, en partie lié à Trump, peut pousser certains pays à se rapprocher de la Chine. On a vu les déclarations du Premier ministre espagnol ces derniers jours qui affiche une position d’ouverture très forte vis-à-vis de la Chine afin d’attirer ses investissements. Au lieu d’affaiblir la Chine, on pourrait bien, paradoxalement, la renforcer. Cela ne concerne pas que l’Europe. Le Japon et la Corée du Sud ont récemment amorcé des discussions pour un accord de libre-échange entre les trois pays. Voir le Japon, pourtant ennemi historique de la Chine, envisager une alliance commerciale avec elle, c’est révélateur d’un basculement.
Quant à l’Union européenne, elle aussi affiche une position ambiguë. Elle adopte aujourd’hui une posture beaucoup plus conciliante avec la Chine qu’elle ne l’était il y a encore quelques mois. Ursula Von der Leyen parle de développer des « avantages mutuels » avec la Chine. Elle veut approfondir nos relations avec la Chine, et même d’étendre nos liens dans les domaines du commerce. Et c’est là qu’il y a un vrai risque : celui de sous-estimer la menace que représente la Chine pour l’industrie européenne. La Chine s’affiche comme un bon élève du multilatéralisme, promet de relancer sa demande intérieure pour que sa croissance dépende moins des exportations. Mais cela ne l’empêche ni de subventionner massivement ses industries, ni de poursuivre son objectif de domination de l’ensemble des chaines de valeur, ni de continuer à freiner en pratique ses importations. Et les Européens semblent prendre un peu trop au pied de la lettre les déclarations d’intention de la Chine et sa posture de bon élève. L’industrie européenne pourrait le payer très cher.
Quelle carte la France peut-elle jouer dans ce fatras ? N’y a-t-il pas du bon pour le Made in France ? Est-ce que vous voyez des aspects positifs à cette séquence ? Des leviers à actionner ?
Tout ce que nous avons évoqué jusqu’ici autour de la concurrence chinoise, ce n’est pas un problème uniquement français : c’est un problème européen. Et c’est d’abord à cette échelle qu’on peut espérer formuler des réponses efficaces. Cela dit, il existe aussi des marges de manœuvre au niveau national.
D’abord, il faudrait tenter de nous rapprocher, en termes de compétitivité, de nos voisins européens. Ce qui, reconnaissons-le, est très compliqué. Les milliards d’euros du plan de relance allemand sont de ce point de vue une bonne nouvelle car ils devraient stimuler l’investissement en Europe. Cela permettra également d’alléger la pression sur la France, qui accumule des déficits extérieurs depuis 25 ans, et d’insuffler un nouvel élan à nos industries exportatrices, qui bénéficieraient de cette demande supplémentaire.
Ensuite, il y a certains outils disponibles qui pourraient être mobilisés davantage pour réorienter notre consommation sur le made in France ou le made in Europe, ou pour imposer une concurrence plus loyale notamment sur la réciprocité quant aux exigences imposées aux producteurs européens. C’était l’un des objectifs du bonus écologique français sur les voitures électriques, qui introduisait des critères environnementaux pour encourager la production européenne. C’est une manière d’utiliser des clauses spécifiques – ici environnementales – pour favoriser la production sur notre propre sol. On pourrait tout à fait multiplier ce type de dispositifs : des clauses environnementales, sociales, ou encore de circularité dans les processus de production. De telles clauses pourraient s’appliquer à la commande publique, en orientant davantage l’achat public vers des productions locales ou européennes.
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Il existe ainsi des outils. Mais le problème, c’est que ce sont souvent des outils coûteux. Pour reprendre l’exemple du bonus écologique, il s’est révélé trop cher à maintenir en l’état. Il parait difficile de compenser dans la durée – par le simple levier budgétaire – des écarts de coûts de production aussi importants avec la Chine, notamment dans un pays comme la France dont les marges de manœuvre budgétaires sont très limitées. Quand vous avez de tels écarts dans la chimie, dans l’automobile ou d’autres secteurs clés, l’État ne peut pas via le seul levier budgétaire rendre les entreprises françaises compétitives face à la Chine. Il faut donc réfléchir à des réponses plus globales, à l’échelle européenne, ce qui pose inévitablement la question des mesures de protection à mettre en place.
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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne