Frédéric Farah : “Avoir une épargne excédentaire ne garantit pas la bonne santé de l’économie”

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Frédéric Farah : “Avoir une épargne excédentaire ne garantit pas la bonne santé de l’économie”





















La question de l’épargne est centrale, car elle est au cœur des circuits de financement de l’économie. Une certaine pensée économique d’inspiration classique considère que l’épargne est la condition même de l’investissement.
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En ces temps de crise, tous les États du monde souhaitent attirer l’épargne sur leur propre territoire. En particulier ceux du Vieux Continent où quelque 300 milliards d’euros d’excédent d’épargne se dirigent principalement vers les États-Unis. Reste à savoir si l’Europe affaiblie par des années de croissance molle peut séduire les investisseurs, analyse notre chroniqueur, l’économiste Frédéric Farah.

Pour redonner un coup de fouet à l’économie du Vieux Continent jugée quelque peu atone, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a présenté son plan de financement des nouvelles actions européennes, le 26 février dernier. La première étape sera la mise en chantier d’un fonds de décarbonation de 100 milliards d’euros, composé de ressources déjà existantes, de contributions des États-membres et de futurs revenus issus du marché du carbone.

La seconde étape serait l’Union des marchés financiers, qui prendrait le nom d’Union pour l’épargne et l’investissement. L’enjeu est de taille puisque s’il s’agit de suivre les recommandations des deux derniers rapports Letta et surtout Draghi pour redonner de l’allant à l’économie européenne. Soit pas moins de 480 milliards d’euros qu’il faudrait mobiliser annuellement pour assurer décarbonation, effort militaire, rétablissement de la compétitivité. Les deux ont abondé dans le même sens, celui de la mobilisation de l’épargne européenne pour financer les besoins économiques du continent. Cet excédent du revenu qu’est l’épargne privée devient d’autant plus central puisque la dépense publique apparaît contrainte. L’austérité budgétaire reste la tendance de fond des politiques budgétaires depuis trente ans sur le continent.

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La question de l’épargne est centrale, car elle est au cœur des circuits de financement de l’économie. Une certaine pensée économique d’inspiration classique considère que l’épargne est la condition même de l’investissement. Ce point – loin de faire consensus dans les débats économiques – a acquis une place toute particulière dans le processus de financiarisation de l’économie mondiale depuis la fin des années 1970. La fonction des marchés financiers est avant toute chose de recycler l’épargne mondiale et de lui assurer théoriquement la meilleure allocation. C’est pourquoi les années 1980-1990 ont été des décennies qui ont vu l’inflation progresser plus modérément tant il s’agissait d’assurer une meilleure situation aux épargnants. Rien n’inquiète plus les épargnants que l’inflation non contrôlée qui pourrait éroder leurs avoirs.

Vivre avec l’épargne des autres

Les États-Unis ont su, par une politique monétaire adaptée et par la profondeur et la liquidité de leurs marchés financiers, attirer l’épargne mondiale. Que l’on pense aux années 1990, lorsque l’épargne européenne filait aux États-Unis pour financer la croissance économique des années Clinton, entre 1992 et 2000. Plus tard, au début des années 2000, l’existence d’un prétendu G2 entre la Chine et les États-Unis s’organisait aussi autour de l’épargne. Celle venue de Chine, abondante, se dirigeait vers les États-Unis, permettant à l’économie américaine de vivre à crédits, et en retour le marché américain accueillait les produits chinois.

Tout comme en Europe avant la crise des dettes souveraines, l’épargne abondante de certains du pays d’Europe du nord et centrale comme l’Autriche prenait la direction du sud du continent. Mais à partir de la crise grecque de 2009, le mouvement s’est inversé. C’était désormais le sud de l’Europe qui finançait le nord du continent. Le raisonnement peut s’étendre à l’échelle mondiale, puisque la mondialisation a autorisé des mouvements assez singuliers.

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C’est l’épargne des pays émergents comme la Chine qui jouait un rôle pour la dynamique économique du nord. Par ailleurs, l’endettement des pays en développement à l’égard des pays occidentaux revenait à financer, par le canal des taux d’intérêt, la partie la plus riche de la planète. Pour mieux comprendre ce qui est à l’œuvre, il faut s’intéresser à la position extérieure nette d’un pays. En économie, ce terme désigne la différence entre les créances que détient un pays sur le reste du monde et celles que le reste de la planète détient sur lui.

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Si elle est positive, c’est que le pays accumule plus d’épargne à l’étranger qu’il n’en reçoit du reste du monde. Il fait partie des créanciers du monde. À l’inverse, si elle est négative, cela signifie que le pays est en position de débiteur et vit avec l’épargne des autres nations créditrices. Fin 2023, le premier créancier au monde était le Japon avec plus de 3 300 milliards de créances nettes, suivi par la Chine. On peut aussi observer, dans cette perspective, la situation favorable de la Norvège, de la Corée du Sud, ou encore de l’Arabie saoudite. À l’opposé, les États-Unis affichent une position débitrice de 20 000 milliards de dollars. Ce pays enregistre des déficits extérieurs majeurs depuis les années 1980 qu’il finance avec l’épargne du monde.

Comme la France

Mais attention aux conclusions hâtives en la matière, une position extérieure positive ne s’accompagne pas toujours d’une économie florissante. L’Italie présente une position extérieure légèrement positive de 161 milliards mais son économie souffre d’une stagnation évidente depuis la fin des années 1990. Elle a beau être le septième exportateur mondial, elle se désindustrialise, sa productivité stagne, le chômage des jeunes demeure préoccupant. En somme, avoir une épargne excédentaire ne garantit pas la bonne santé de l’économie. L’Espagne, qui est dans une position extérieure nette négative de l’ordre de 853 milliards d’euros, est une économie désormais dynamique et qui réalise une bonne part à elle seule de la croissance européenne actuelle.

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Plus précisément, l’Espagne reçoit désormais plus d’épargne étrangère que l’Italie. Si l’on raisonne non en termes de flux, mais en termes de stocks d’actifs, cette dernière a accumulé plus d’actifs sur le reste du monde au fil des ans. Cette nuance se retrouve dans le cas américain qui vit de l’épargne mondiale mais qui, en termes de stocks d’actifs, représentent les premiers propriétaires de créances sur le reste du monde. Parmi les propriétaires du monde, ce sont les États qui réalisent des excédents commerciaux comme l’Allemagne ou encore la Chine qui épargnent plus qu’ils ne consomment.

La France n’est pas en reste puisqu’elle vit de plus en plus de l’épargne mondiale, mais ses créances sur le reste du monde ont aussi augmenté. La France doit plus d’argent qu’elle n’en prête donc elle aussi vit du travail et de l’épargne des autres. Mais le relèvement récent des taux d’intérêt a rendu la stratégie plus coûteuse. Dépendant de l’épargne mondiale, la France pourrait se trouver à terme dans une position de plus grande vulnérabilité. Dans ce contexte très contrasté, les 300 milliards d’euros d’excédent d’épargne européenne se dirigent principalement vers les États-Unis et l’espoir de l’Union européenne (UE) est de créer des structures qui pourraient la réorienter vers les besoins des agents européens.

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Mais le doute peut naître car rien ni personne n’oblige à investir. Dans des économies productives à faible croissance comme celle de l’UE, l’épargne pourrait avoir tendance à choisir la voie spéculative. Plus encore, les crises financières récentes invitent à la prudence quant au comportement des marchés financiers. Le dogmatisme européen n’aide pas en la matière tant il s’agit, pour une grande majorité des gouvernements européens, de ne pas choisir la voie de l’emprunt public sous une forme mutualisée. La mobilisation de l’épargne privée risque encore une fois de terminer en déception européenne. Les États-Unis, quant à eux, malgré les dérives trumpistes et une politique économique erratique, vont tenter de garder main mise sur l’épargne mondiale et développeront une politique monétaire agressive si nécessaire à cet effet. Les déséquilibres globaux ne sont pas près de se résoudre et le vent nouveau qui souffle depuis Washington ouvre la voie à des temps obscurs.


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