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L’édito de Ève Szeftel
Par Eve Szeftel
Publié le
Alors que l’hôpital public est à bout de souffle, « Marianne » publie en exclusivité un rapport détaillant un dispositif méconnu : le titre de séjour pour soin. Pensé à l’origine pour des cas exceptionnels, il permet aujourd’hui à de nombreux étrangers non-résidents d’accéder gratuitement à des traitements parfois très coûteux. Mais cette générosité déstabilise notre modèle social. Et la gauche qui affirme vouloir le défendre reste sourde à cette réalité, analyse Ève Szeftel, directrice de la rédaction.
En France, un débat serein sur l’immigration semble impossible, tant il est polarisé entre deux positions extrêmes : la position « no border » (il faut abolir les frontières et laisser entrer tous ceux qui souhaitent venir) et la position « grand remplacement » (aucune immigration n’est légitime, toutes sont une invasion barbare).
Entre les deux, la droite se cherche, entre un Retailleau affirmant que « l’immigration n’est pas une chance pour la France » et un Wauquiez proposant d’envoyer les OQTF à Saint-Pierre-et-Miquelon. Quant à la gauche, prisonnière d’une pensée qui se veut « internationaliste », elle semble paralysée par la peur de se faire taxer de raciste et huer comme Georges Marchais. Au risque de se couper un peu plus des classes populaires, bien placées pour savoir, parce qu’elles occupent souvent des métiers de première ligne, que la préservation de notre modèle social passe aussi par la maîtrise de ses bénéficiaires. Et que l’immigration ne peut être appréhendée uniquement à travers un prisme moral, mais aussi sous l’angle de ses conséquences économiques et sociales.
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On le sait, la Cour des comptes l’a documenté, notre système de soin craque de partout. Dans ce contexte, la pression qu’exerce l’afflux de patients étrangers, non-résidents et soignés gratuitement, sur des services déjà sous tension, comme la néphrologie, paraît difficilement soutenable. C’est tout l’objet du rapport du Laboratoire de la République, le cercle de réflexion créé par l’ancien ministre de l’Éducation, Jean-Michel Blanquer, que Marianne publie en exclusivité : faire de cette question un enjeu raisonné de débat public. Il est consacré à un dispositif méconnu : le titre de séjour pour soin. Il permet à un étranger malade de venir bénéficier gratuitement de soins, sans plafond. En théorie, ce dernier doit prouver qu’il ne pourrait être soigné dans son pays d’origine et qu’il réside depuis un an en France.
Quand ce nouveau droit est créé, en 1998, alors que Jean-Pierre Chevènement est ministre de l’Intérieur, il est pensé pour les malades du sida, qu’expulser reviendrait à condamner à mort. Mais, au fil du temps, ce droit aux soins a fini par être vidé de son intention d’origine. Il est accordé, par exemple, à des Algériens atteints de troubles psychiatriques, bien qu’ils puissent tout à fait être pris en charge en Algérie. De même, le critère de résidence n’est plus respecté. Résultat, de plus en plus d’étrangers « arrivent en France parce qu’ils sont à la recherche d’un traitement innovant ou trop cher dans leur pays », comme l’explique le Dr Thanh Le-Luong, ancien médecin-chef de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (Ofii), dans nos colonnes.
N’est-il pas irresponsable de laisser notre modèle social se dégrader par peur de se faire traiter de racistes ?
Bien sûr, les passeurs n’ignorent rien de cette voie légale d’immigration. « Ils savent même que pour un cancer du sang, il faut aller à Saint-Denis, pour un cancer du sein, à Pontoise », confie un haut fonctionnaire. Et c’est ainsi que sont amenés dans nos hôpitaux, pour se faire dialyser ou greffer un rein, des patients de Géorgie ou du Kosovo… Et même des Américains n’ayant pas les moyens de s’offrir tel protocole à 190 000 euros l’année contre l’hémophilie !
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Les soignants sont confrontés au quotidien à cette réalité que la gauche refuse de voir alors même qu’elle ne cesse de dénoncer, à raison, la crise de l’hôpital. Il faut lire leurs témoignages, recueillis par Marianne ; entendre cette néphrologue raconter comment trois hommes, originaires du Bangladesh, ont voulu la forcer à établir un diagnostic d’insuffisance rénale chronique pour permettre la régularisation de l’un d’entre eux. « On marche sur la tête, et personne ne semble s’en rendre compte. C’est à cause de ce type d’abus que certaines de mes infirmières, auparavant socialistes, votent désormais pour le RN. Elles ne se sentent pas écoutées ni entendues. » Dans la fonction publique hospitalière, le vote en faveur de Marine Le Pen a doublé entre la présidentielle de 2017 et celle de 2024, passant de 17 à 34 %.
Notre État-providence est fondé sur l’idée d’une justice redistributive : chacun participe au pot commun selon ses capacités et reçoit selon ses besoins. C’est ainsi que les dépenses de santé sont en grande partie financées par les cotisations des travailleurs. Que les étrangers qui contribuent, en travaillant, au financement de notre modèle social aient accès aux mêmes prestations que les nationaux, rien de plus normal. Mais que des non-cotisants aient un accès gratuit à la santé, et même à des traitements très onéreux, alors que le déficit de la Sécu atteint 15,3 milliards d’euros, interroge. La France a-t-elle encore les moyens d’être si généreuse ? Surtout, n’est-il pas irresponsable de laisser notre modèle social se dégrader par peur de se faire traiter de racistes ?
La question s’adresse à la gauche, que l’on a connue plus lucide et plus courageuse. Car c’est bien l’exigence de préserver notre pacte social qui guidait Michel Rocard lorsqu’il déclarait en 1989 : « La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde. » Avant d’ajouter : « La part qu’elle en a, elle prend la responsabilité de la traiter le mieux possible. » C’est cette même exigence qui fait dire à Didier Leschi, le directeur général de l’Ofii (qui était au cabinet de Jean-Pierre Chevènement en 1998) que « les frontières ont aussi une fonction de protection des acquis sociaux dans un contexte d’ultralibéralisme ». Accueillir moins, mais mieux ; ne pas se barricader ni laisser tout le monde rentrer, mais réguler : un programme pour la gauche ?
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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne