Diriger, dans l’époque qui est la nôtre, est une épreuve de vérité. Un révélateur de leadership, de conscience et de colonne vertébrale. Éclairé ou désinhibé, progressiste ou transgressif, démocratique ou populiste : il y a de tout dans le monde business, aujourd’hui plus que jamais. Le contexte de juxtaposition de ruptures (économiques, sociales, politiques, démographiques, technologiques, environnementales) – aka “permacrise” – ; la complexité inouïe de la situation où il ne s’agit pas de prédire l’avenir mais de le choisir, de le faire advenir ; l’ouverture du champ des possibles et des outrances, puisque le progrès social finalement c’est boring, le progrès technologique est sans limite et les valeurs comme des barbelés que l’on tord ou que l’on s’inflige ; tout ceci met les entreprises et leurs dirigeants face des chemins très différents. Alors que le leadership clinquant de Trump & consorts repositionne la brutalité, le désordre, l’entertainment, les raccourcis et la masculinité crasse comme manière reine et seule manière sensée de faire du business ; les dirigeants et dirigeantes retiennent leur souffle, hésitent, s’interrogent. A bas bruit il y a quelques semaines, de manière plus décomplexée aujourd’hui.
Faut-il choisir entre éthique et efficacité économique ? La fin justifie-t-elle les moyens ? D’ailleurs, de quelle fin parle-t-on, d’une efficacité à tout crin ? Si oui, sur quelle temporalité et avec quelle définition, holistique ou aridement économique ? Comment se positionner justement au milieu de toutes les mutations à l’œuvre (technologies, mondialisation, justice sociale, migrations, changements climatiques) ? Au passage, justesse et justice sont-elles vraiment des priorités quand il y a péril en la demeure business ? Comment jongler entre court et long terme ? Pourquoi s’imposer des limites, des règles, une éthique dont on peut aujourd’hui s’affranchir ? Au nom de quoi cette contrainte… la responsabilité ? Mais est-ce vraiment la nôtre ? Et si je la refuse, ne libérais-je pas d’autant mon action, mon business, faisant de moi un meilleur industriel, entrepreneur, dirigeant ? A-t-on seulement le luxe aujourd’hui de ‘pratiquer’ l’éthique pour opérer des choix business ? Ne pourrait-on pas reporter à plus tard le bien, le juste et le souhaitable ? Et puis… est-ce que finalement -entre nous- ce n’était pas un peu plus marrant et moins chiant, cette époque bénie où l’on pouvait encore “grab women by the pussy” (1), où l’on faisait du bon vieux business sans se prendre la tête avec la diversité, les minorités, les conséquences, la planète et tout le reste ? Nous étions alors des entrepreneurs, pas des bienfaiteurs. Chacun son job.
L’époque ouvre des brèches : dans nos sociétés, nos cerveaux et nos entreprises
- Des brèches économiques.
Le contexte est très contraint, ce n’est pas une grande nouvelle ; la tension financière à court terme pèse lourdement sur les feuilles de route ; les chaînes d’approvisionnement sont complexes ; les régulations souvent contradictoires et mutantes (cf le Dallas de l’assemblée nationale sur Shein, le pouvoir d’achat plaisir par cher des français et l’écologie) ; les subventions mal fléchées ; la concurrence peu scrupuleuse (greenwashing, éthique de façade) voire déloyale (dumping social, fiscal) ; le climat de défiance et de sarcasme systématique entame toute velléité de faire mieux, forcément naïve et tiède ; les indicateurs classiques (PIB, croissance) reviennent en force et ne mesurent pas l’impact éthique ; la morale est balayée d’un revers de manche blasé dans les cercles économiques traditionnels et sur les marchés financiers. Dans ce contexte chahuté, l’instinct de survie prend le pas sur les valeurs. Business as usual pour tenir le cap. Et qui pour juger d’ailleurs ? La critique est facile mais l’art est difficile : le courage a un coût immense, au moins à court terme, la constance dans les engagements est désormais un risque, l’alignement un combat et l’éthique : un choix.
- Des brèches médiatiques.
La scène est occupée par une poignée de pantins qui monopolisent le ‘débat’ – ou plutôt le spectacle – à coups de techno solutionnisme, de pantomime autoritaire, de coupes budgétaires démentielles, d’affaiblissement des contre-pouvoirs et revendiquent en toute impunité “plus d’énergie masculine et moins de diversité dans les entreprises” (Mark Zuckerberg). Le récit du succès et du futur est celui de la croissance, du chaos pour faire peau neuve, de la simplicité, de l’efficacité. Envers et contre tout. Enfin ! Nous aurions la possibilité de sortir de ces systèmes sclérosés, obsolètes, qui s’auto-alimentent depuis des années, qu’il était impossible de réformer, interdit même de repenser. Envoyons donc valdinguer tout ça pour retrouver de l’air et des marges de manœuvre ! Les dirigeants, entravés depuis des années par des réglementations absurdes et des tabous administratifs, méprisés ces dernières années par des conseillers ministériels tout puissants de 25 ans tout mouillés, lèvent forcément un sourcil circonspect, si ce n’est curieux, sur le brouhaha de l’époque.
Il faut avouer qu’observer le business entrer en politique dans une grande démonstration de puissance d’apparat, voir converger libéralisme et autoritarisme, c’est presque fascinant. Dans ce far ouest du tout possible, la liberté a une définition étriquée, la réalité peut se refuser, la vérité est un concept et le long terme un impensé. Combattre le wokisme avec le wokisme (= refus du réel), c’est quand même merveilleux. Et la perspective est séduisante même pour des esprits brillants, n’en déplaise à la bien pensance, alors que les organismes sont fatigués d’années business éprouvantes, alors que les éthiques sont émoussées d’être parfois allées trop loin, dans un dogmatisme vain ; alors que les carcans sont lourds et illégitimés par un bilan politique négatif.
Jeter le bébé avec l’eau du bain, est-ce vraiment si grave ? Et si nous nous réfugions dans cette alter réalité, juste un peu, pour nous reposer ?
Des brèches philosophiques/idéologiques
Face à la complexité du monde, la vision manichéenne est tentante. Les leaders surfent sur des thèmes communs ; des élites traditionnelles corrompues, pâles et faibles ; des médias “vendus” (2) ; la souveraineté perdue ; les excès de moraline brandis en justification de la fin de la morale et la libération du peuple en bouclier de toute cette oppression éthique et réglementaire grotesque. Des recettes populistes déjà formalisées dans la Psychologie des foules de Gustave Le Bon en 1895 : cultiver une figure de héros, simplifier et répéter des messages chocs, jouer sur les émotions primaires, créer un ennemi commun, utiliser le spectacle et la provocation (meetings géants, tweets incendiaires, gestuelle choc), contourner les intermédiaires (médias et experts notamment grâce aux réseaux sociaux).
Mais surtout : penser simple et rêver grand. Penser simple pour maîtriser de nouveau une complexité qui nous échappe et rendre au peuple les grilles de lecture du monde. Rêver grandiose pour en finir avec tous ces enjeux pénibles : qui diantre s’extasie devant la réforme du capitalisme (3), l’accélération de la transition écologique, le sauvetage de démocraties en péril (4) ? La colonisation de l’espace, le transhumanisme et la ressuscitation des loups sinistres font davantage vibrer. Dans la cité comme dans l’entreprise, l’extrême complexité de la permacrise dans laquelle nous sommes entrés donne des envies de noir et blanc. Et l’horizon flouté donne des envies de retour en arrière, revivre ces 30 glorieuses fantasmées version nationaliste. Comme si le réel n’existait pas, comme si l’Humain refusait intellectuellement l’obstacle de l’époque, comme s’il n’en était pas capable, préférant se réfugier dans un monde d’idées digestes et sexy. Dans un monde où l’indice de confiance dans le capitalisme est à son plus bas niveau depuis 20 ans et où la démocratie recule dans plus de la moitié des pays du globe, la tentation du cynisme n’est plus un accident, c’est un système.
Des brèches rhétoriques
Même le langage souffre de ce mal au monde, tel qu’il est. D’un côté, la rhétorique du désastre, de l’effondrement, du naufrage de la civilisation et de l’autre, un vocabulaire atrophié, détourné, polarisé pour dessiner une réalité alternative. Des mots interdits par l’administration Trump (plus de 120 mots sous surveillance dans la recherche comme “genre”, “racial”, “inclusivité”, “diversité”, “systémique”, “socioculturel”…) à la nouvelle dénomination géographique (rebaptisation du “Golfe du Mexique” en “Golfe d’Amérique”), la langue se transforme et s’instrumentalise à l’envi sous le joug de ces nouveaux dirigeants. Dans son dernier ouvrage, Coulée brune. Comment le fascisme inonde notre langue ? (Héloïse d’Ormesson, 2024), Olivier Mannoni, traducteur de Mein Kampf déplore une “brutalisation complète de la parole politique” et dresse un parallèle saisissant entre la rhétorique d’Hitler et le moment que nous vivons : “J’ai trouvé dans [“Mein Kampf] les racines de maux qui commençaient déjà à bouleverser notre vie politique: l’usage de l’incohérence en guise de rhétorique, de la simplification extrême en guise de raisonnement, des accumulations de mensonges en guise de démonstration, d’un vocabulaire réduit, déformé, manipulé, en guise de langue”. “La langue fasciste ne s’impose pas par la force, mais par confort. Elle simplifie pour que chacun s’y retrouve”.
Les mots sont vidés, détournés et ceux qui les prononcent ne sont plus dignes de confiance. La parole donnée perd en puissance : les deux phénomènes s’entremêlent et se nourrissent mutuellement. Jusqu’ici, dans le monde politique comme corporate, la parole donnée était engageante et coercitive. Elle était une preuve, une promesse. Aujourd’hui, elle n’engage plus que celui qui y croit. Sur la scène militaire, sur la scène diplomatique, dans l’arène politique : de plus en plus seuls les actes comptent. La parole donnée peut être retirée, elle peut être niée, elle ne vaut plus accord. Tout est mouvant, instable, flottant, éphémère. Les mots et les accords. Cette
dissolution sémantique est dramatique. Car l’être humain est un animal conteur d’histoires (Homo narrans). C’est bien notre aptitude à croire à des fictions collectives (dieux, nations, argent, droits humains) qui fonde le lien social et permet la coopération à grande échelle. Si les mots n’engagent plus, que les récits partagés deviennent absents ou dissonants, que les pactes ne sont plus scellés de cette confiance en la parole donnée, une parole précise et la parole ferme ; alors c’est notre capacité à “faire société” qui est en danger.
Dans toutes ces brèches, il est possible de s’engouffrer. Le spectre du business s’est considérablement élargi ces dernières semaines. Dans un monde où l’on autorise et valorise des comportements prédateurs, supposément efficaces, il n’y a plus de risque à assumer pleinement sa nature conquérante. 50 nuances d’éthique, de radicalité, de capitalisme, de libéralisme, de vélocité se déploient désormais, comme autant de chemins, comme autant de choix. Comme autant de courages.
“Jamais nous n’avons été plus libres que sous l’Occupation” [Jean-Paul Sartre, Les lettres françaises, 1944]
Il demeure, loin de la ferveur, des dirigeants solidement arrimés, qui n’ont pas le sourcil circonspect mais le sourcil concentré. Ils se comptent les uns les autres, nous ne savons pas encore s’ils sont une minorité ou une armée. Ils ne s’agitent pas sous les caméras, ne font pas de coups d’éclat mais œuvrent en silence et en résistance pour un contre-modèle. Ils ont leur Histoire en étendard et leurs valeurs en bouclier. Ils savent qu’il n’y a pas d’éthique – esthétique du dedans (Paul Reverdy) – à géométrie variable, qu’il s’agit-là d’une discipline systématique et nécessaire (questionner ce qui est bon, juste et désirable) pour guider l’action. Ils se préparent à des tempêtes, à des pertes, sans angoisse car ils sont parés de l’essentiel : savoir pourquoi on fait les choses. Ils composent avec la complexité du réel et font du mieux qu’ils peuvent pour comprendre, discerner, (ré)concilier force morale et efficacité économique, court et long terme. Ils chevauchent l’époque.
Le contexte, à la fois sur-contraint et plus ouvert que jamais, autorise toutes les dérives, toutes les outrances, tous les raccourcis. Pourtant, une poignée d’individus chemine en ordre dispersé pour défendre d’autres récits. Ils osent prendre des actions à contre-courant, faire le pari du temps long, suivre une boussole résolument humaniste et refuser de laisser le marché dicter l’organisation de notre société, de leur société. “Le marché ne détermine pas ce qui est juste, il récompense ce qui est rentable. A nous d’élargir ce ce qui est rentable à ce qui est durable” (5).
Nous parlons là de courage. Notre monde n’a pas besoin d’âmes tièdes. Il a besoin de cœurs brûlants qui sachent faire à la modération sa juste place (6). Nous parlons surtout de liberté. Quand en 1944, Jean-Paul Sartre signe sa célèbre provocation philosophique “Jamais, nous n’avons été plus libres que sous l’Occupation allemande”, il nous rappelle que nous avons toujours le choix. Même dans les pires circonstances. Surtout dans les pires circonstances. La liberté n’est jamais la facilité au Far Ouest, elle est cette exigence éthique particulièrement rare, visible et critique, en temps de crise.
Dirigeantes, dirigeants, choisissons notre camp.
(1) Donald Trump, 2005
(2) 90% des médias français détenus par des milliardaires, Le Monde Diplomatique
(3) Edelman Trust Barometer 2024 : défiance croissante envers les institutions, 53% des sondés estiment que le capitalisme fait plus de bien que de mal.
(4) Freedom House 2024 : 57 pays ont vu leurs démocraties reculer cette année
(5) Mariana Mazzucato
(6) Albert Camus
(*) Emmanuelle Duez est entrepreneure (The Boson Project, Bugali), fondatrice d’associations (WoMen’UP, Youth Forever), administratrice d’entreprises, auteure (à paraître en mai aux Editions de l’Aube : Où sont passés nos rêves d’émancipation par le Travail ?) et titulaire d’un cours dédié à la transformation des organisations au Centre des hautes Etudes Militaires.
Emmanuelle Duez