La logique est orwellienne : si la qualité de l’eau se dégrade en France, ce n’est pas le signe d’un problème, mais la preuve que les indicateurs ne sont pas les bons. Envoyé le 25 février à toutes les administrations responsables de la gestion de l’eau, un courrier obtenu par Splann! détaille les modalités « d’une étude dite de “progrès” » sur l’état écologique des cours d’eau français.
Signée par la direction de la biodiversité du ministère de la transition écologique, la lettre précise que l’Office français de la biodiversité (OFB) pilotera l’ensemble, sur la base des données locales remontées par les agences de l’eau et les directions régionales de l’environnement et de l’aménagement.
Dans ce document, le ministère ne s’en cache pas : « il semble évident » que l’atteinte du bon état de tous les cours d’eau en 2027, objectif fixé par la directive-cadre européenne sur l’eau adoptée en 2000, « ne sera pas tenue pour l’ensemble des États membres, y compris pour la France ». D’après les derniers bilans disponibles, la marche reste effectivement haute. En 2021, seuls 43,8 % des cours d’eau du pays pouvaient prétendre être dans un bon état à la fois sur les plans chimique, biologique et morphologique.
Alors que les dernières années n’ont pas apporté d’amélioration suffisante, la France veut « anticiper de potentiels contentieux ». Parmi les principaux risques, en plus des sanctions venant de la Commission européenne, le gouvernement pourrait être traduit en justice par des associations de protection de l’environnement face au manque d’atteinte des objectifs devant l’absence de résultats.
Le ministère demande donc aux administrations de faire remonter des données pour « communiquer […] surtout sur les progrès accomplis », insiste la signataire du courrier, Célia de Lavergne, directrice de la biodiversité au sein du ministère de la transition écologique, et ex-députée macroniste de la Drôme.
Pour guider cette étude, plusieurs volets sont ensuite détaillés, explorant notamment des voies en dehors du cadre européen. Chez les sources sollicitées par Splann!, le volet 3 interroge particulièrement, en suggérant de « s’émanciper du principe one out all out ». « Il est bien plus facile de faire sauter un objectif ou encore de changer d’indicateur pour améliorer artificiellement les résultats mais la santé et la sécurité de nos concitoyens méritent mieux que ces subterfuges », s’agace la députée écologiste de l’Essonne Julie Ozenne, actuellement rapporteure d’une mission à l’Assemblée nationale sur les cours d’eau.
Des objectifs ambitieux pour l’ensemble des États membres
Le principe « one out all out », ou principe du paramètre déclassant, a été établi avec l’aide de la communauté scientifique au moment de la rédaction de la directive et est au cœur de la politique européenne de l’eau. En clair, pour bénéficier d’un statut de « bon état écologique » au sens de la directive, un cours d’eau doit présenter des analyses positives à la fois sur les aspects physico-chimiques (taux de nutriments, absence de polluants, forme des berges) et sur les aspects biologiques (présence de poissons, végétaux, invertébrés).
À l’échelle de chaque catégorie, même, l’ensemble des indicateurs détaillés doit par ailleurs être rempli. En cas de manque sur un indicateur spécifique, l’ensemble du cours d’eau est alors déclassé en qualité moyenne ou pauvre.
Ce système de notation est si ambitieux que la plupart des États membres n’atteindront pas plus que la France le bon état de tous leurs cours d’eau d’ici à 2027. Dans un document de travail établi lors du bilan de santé de la directive en 2019, la Commission le reconnaît : si le principe du paramètre déclassant « est essentiel pour la protection des écosystèmes, il rend difficile de montrer la progression dans un cours d’eau ».
Chargé des politiques sur l’eau et la biodiversité au sein de l’association Bureau européen de l’environnement (EEB), Sergiy Moroz confirme également l’ampleur de la tâche : « Nous devons trouver une manière de montrer les efforts des États membres pour qui les défis sont immenses. En cela, nous ne serions pas opposés à développer des indicateurs complémentaires, à condition qu’ils ne visent pas à affaiblir les exigences de la directive sur l’eau. »
C’est à ce titre, souligne-t-il, que l’étude française demandée par le ministère peut poser question : non seulement la France ne fait pas partie des pays les plus avancés en matière d’état des cours d’eau, mais ses récentes positions laissent craindre un affaiblissement de son engagement à Bruxelles. « La France a été à l’initiative de la directive mais, depuis plusieurs mois, on ne l’entend plus et on la voit au contraire multiplier les demandes de dérogations sur le Green Deal », s’inquiète Sergiy Moroz, redoutant que Paris rejoigne le club des moins-disants.
Alors que les discussions sont en cours entre la Commission, le Parlement européen et le Conseil européen pour réviser la directive eau, l’étude sera justement « un point clé de [leur] plaidoyer pour le post-2027 », appuie le ministère de la transition écologique. Or la France pourrait faire pencher la balance au sein du Conseil, alors que les Pays-Bas, la Belgique ou l’Allemagne ont déjà indiqué leur opposition au maintien du principe « one out all out ».
« Ce principe est fondamental dans la directive-cadre sur l’eau. Il garantit une approche cohérente, ambitieuse et globale de la protection de l’eau dans l’UE. Le Parlement européen n’a pas proposé de modifier ce principe, et nous le défendons avec force dans les négociations en cours », souligne Javier López, eurodéputé socialiste espagnol, rapporteur sur le texte pour Strasbourg.
La peur de la colère agricole
Les positions des principaux acteurs concernés au niveau européen ont été dévoilées, dès 2019, lors du bilan de santé de la directive. Dans le cadre des consultations menées à cette époque-là, la Commission européenne souligne que les associations de protection de l’environnement continuent de défendre le principe « one out all out ». À l’inverse, note Bruxelles, « les représentants de l’industrie et de l’agriculture partagent leurs inquiétudes sur les difficultés à montrer des progrès liés à son application ».
Côté industrie, les entreprises minières sont les plus clairement opposées au maintien du principe du paramètre déclassant. Côté agriculture, le lobby agricole Irrigants d’Europe, dont la FNSEA est membre, détaille aussi dans une note envoyée à Bruxelles son refus d’un principe qui « décourage les ambitions ». À la place, les agriculteurs proposent une approche « plus flexible », « où les améliorations progressives sont reconnues et récompensées ». C’est-à-dire une approche similaire à celle du courrier envoyé par le ministère.
Si les agriculteurs européens se savent sur la sellette avec les échéances de la directive, leurs pratiques sont au cœur des problèmes des cours d’eau français, selon la Commission.
Dans ses recommandations sur l’application de la directive, envoyées au gouvernement français le 4 février, soit trois semaines avant le courrier du ministère, Bruxelles souligne que l’agriculture « a été identifiée comme l’une des principales pressions dans tous les bassins français, principalement à cause des pollutions diffuses, incluant les principaux pesticides, suivis par l’azote et le phosphore ». Parmi les principaux exemples cités : les marées d’algues vertes en Bretagne. Mais le courrier du ministère à ses administrations ne mentionne pas le secteur agricole une seule fois.
Pour masquer l’échec des politiques de baisse des produits phytosanitaires, le gouvernement a décidé de se tourner vers un indicateur moins ambitieux.
S’ils reconnaissent l’ambition des objectifs de la directive, scientifiques et associations partagent les alertes de la Commission sur l’urgence à réduire réellement les pollutions agricoles françaises. « L’OFB n’a pas vocation à trafiquer des résultats pour avoir des cours d’eau en bon état. Nous avons besoin de travailler sur les pressions à l’échelle des bassins pour guérir le malade, plutôt que de changer le thermomètre », abonde une source au sein de la police de l’environnement, travaillant dans un département très agricole. « C’est le problème : on ne se pose pas la question de restaurer les continuités, d’épandre moins d’azote, ou de réduire vraiment les pesticides », regrette un scientifique de la même institution.
Dans le courrier que Splann! révèle, Célia de Lavergne explique que les résultats positifs montrés par l’étude permettront, en plus d’éviter les sanctions, « le maintien a minima des moyens dont nous disposons pour la politique de l’eau », dans un contexte de remise en cause des agences de l’eau et de l’OFB.
Mais certaines décisions prises sous le gouvernement de Gabriel Attal en 2024 suggèrent d’autres raisons au lancement de l’étude. « Nous avons vu la même chose avec les pesticides : pour masquer l’échec des politiques de baisse des produits phytosanitaires et des plans Écophyto, le gouvernement a décidé de se tourner vers un indicateur moins ambitieux », retrace la députée Julie Ozenne.
Depuis mai 2024, et contre l’avis des scientifiques comme des associations, l’indicateur de référence du plan Écophyto, visant à diminuer les utilisations de pesticides, a été changé pour un autre indicateur plus favorable. Alors que le Nodu montrait une stabilité des utilisations des produits, entre 2010 et 2020, le nouvel indicateur calqué sur les directives européennes (nommé HRI) montre à l’inverse une baisse bien plus favorable de 30 %. Une manière de souligner les efforts des agriculteurs, tout en passant sous silence les difficultés à changer de modèle agricole, la disparition de la biodiversité et la dégradation de l’état de nos cours d’eau.
« Les solutions nous les avons, il faut désormais avoir le courage de les appliquer : réorienter dès à présent les politiques et financements publics qui détruisent nos cours d’eau et restaurer massivement nos rivières », défend Julie Ozenne.