Carnets de crépuscule
Il n’est pas si facile de trouver un lieu qui veuille bien de nous. Qui creuse ses contours pour nous faire une petite place. Raphaël est « en cavale », à la recherche d’une telle délicatesse… Mais, parce que sa femme vient de le quitter, il ne sait plus comment « trouver les rituels qui aur[aient] la saveur des coutumes ». Sur ces littoraux qu’il hante, comment se sentir « d’ici » ? Aussi écrit-il d’une mer à l’autre, au fil de ses vagabondages, des carnets de crépuscule. De La Grande-Motte à La Teste-de-Buch, de Bénerville à Préfailles, il tente de redevenir cet « enfant de l’eau » qu’il était petit.

Mais comment s’emboîter dans le monde quand plus rien ne se ressemble ? Pour apprivoiser sa vie déserte, il aura besoin d’intermédiaires. Sur chacune de ces plages, il y aura quelqu’un pour le prendre par la main, avec qui inventer un « commencement gracieux ». Quelqu’un à qui mentir, aussi. Tant qu’il présente encore Anna comme sa femme, la rupture n’aura pas eu lieu, appartiendra au mode de l’irréel. Raphaël tient en équilibre sur cette ligne de flottaison où la catastrophe, pourrait-il presque croire, peut être évitée.
Mona, retraitée qui lui offre cette phrase prononcée par une amie : « For some reason, it’s almost impossible to cry in the sea. » ; Loïs, jeune Guadeloupéen escrimeur qui vit dans une maison qui appartenait aux arrière-grands-parents de Raphaël, point nodal, pour lui, entre origines et présent en friche ; Ellen et son « sourire presque objectif », avec laquelle il se sentira neuf le temps de quelques ébats. Tous l’aideront à faire, en lui, le vide.
À trouver chacun sur sa plage, sur cette bande de sable qui met la vie entre parenthèses, entre terres et eau, cette vacance intérieure où le passé peut mijoter sans brûler, où présent et futur restent en suspension le temps d’un bref répit. Contrairement à sa fille qui, quand elle avait 8 ou 9 ans, répétait sa vie en parlant toute seule, Raphaël reconfigure la sienne, butant sur ce paysage de marée basse auquel elle ressemble désormais - cratères et rigoles, trous d’eau et algues poisseuses.
Faire entrer de force une neutralité, un apaisement qui n’existent plus.
Ce qui touche dans Roman de plages, c’est la captation, à la fois vibrante et tout en retenue, de l’abstention comme sentiment qui pétrifie, ces larmes gelées qui n’arrivent pas à couler, ou si peu. Raphaël est écrivain, et il ne veut à aucun prix écrire le livre « d’Anna et [lui] », ce récit de leur rupture qu’elle n’aurait de toute façon pas lu. Comment, alors qu’on écrit plutôt les choses avant qu’elles n’arrivent, pourrait-il trouver les mots calcinés de l’après ?
Ceux qui diraient la dévastation, mais aussi la guérilla - quand Raphaël, alors qu’Anna lui avait dit qu’elle ne l’aimait plus, faisait le siège de chez eux, pour la faire changer d’avis… Louer des maisons inconnues, c’est donc, pour lui, cultiver ce détour de soi. Cette blancheur molle, étrangeté à soi-même. Faire entrer de force une neutralité, un apaisement qui n’existent plus. Sauf à Préfailles, où il s’agit, cette fois, de vendre la demeure des parents disparus. Et si, pour se dessaisir d’une chose, il fallait renoncer à une autre ? Pour apprendre à finir, ne pas écrire le roman de la fin de l’histoire, mais celui des recommencements ?
De plomb et d’or
« Le silence n’est pas le contraire de la parole mais sa condition. » Si vous aussi faites partie des personnes terrifiées par le mutisme, incapables de laisser un blanc dans une conversation sans avoir le sentiment d’y abandonner une partie de leur âme, ce livre pourrait bien vous réconcilier avec les anges qui passent. L’autrice, psychanalyste, nous emmène dans une promenade, parfois un peu désordonnée mais riche, dans les mondes des silences.

Ponctuant son récit de références littéraires, psychanalytiques et ethnologiques, convoquant tour à tour mythologie et arts, elle les interroge sous tous les angles. « On supporte en effet facilement une minute de silence, on s’y recueille, mais plus ? Au-delà de cette minute ne tombe-t‑on pas dans un silence qui se dit “gêné” ou “de mort” ? Qui n’a pas fait l’expérience de ces silences prolongés, hors cadre, qui débordent nos habitudes ? Les blancs dans une conversation, que nous suggèrent-ils ? Que l’on n’a rien à se dire ou que rien encore n’a été dit ? Pourquoi d’un coup le silence nous panique, qu’est-ce que cela nous dit de lui ? »
Elle nous sonde. Qui êtes-vous, vous ? Un amateur de silence, son otage ou son organisateur ? Il peut être un choix (le garder) ou une injonction (y être réduit), une force ou un poison. On sait qu’il peut être criminel. Le psychiatre René Spitz a montré ses conséquences gravissimes sur le développement du nourrisson. Criminels également, ceux des groupes (omerta) ou celui intimé aux victimes de violences, qui, parfois, selon la formule, le brisent.
Que devient une histoire sans témoin ? Cela augmente-t‑il sa puissance ou au contraire se transforme-t‑elle plus rapidement en chimère ?
Se taire peut constituer également un acte de résistance. Ne pas parler sous la torture mais aussi, rappelle l’autrice, le refus de formuler la moindre parole de l’héroïne du Silence de la mer : « Se taire c’est imposer un climat, c’est refuser l’alliance minimum d’un être vers l’autre. » Werner ne quittera pas ses monologues, ni l’oncle ni la nièce ne lui accorderont « l’obole d’un seul mot ». Parfois, ce sont des pans entiers de vie qui sont tus, comme dans les amours clandestines.
Citant Passion simple d’Annie Ernaux, Laurence Joseph interroge : « Que devient une histoire sans témoin ? Cela augmente-t‑il sa puissance ou au contraire se transforme-t‑elle plus rapidement en chimère ? Cela amplifie-t‑il les mots qu’on murmure les volets clos ? » Chacun y répondra. Enfin, bien sûr, elle s’attarde sur les blancs dans le cabinet du psychanalyste. Cette pause dans le récit qui entraînera - peut-être - la parole qui changera le cours des choses. On ne sait pas en refermant le livre si « le silence est la plus grande persécution », comme l’a écrit Pascal. En revanche on mesure que sans lui, c’est la folie qui l’emporterait.
L’auberge japonaise
Prenez le film L’Auberge espagnole, emblème de la génération Erasmus ; mâtinez-le d’une bonne dose de Lost in Translation pour ces moments suspendus dans un Japon fantomatique ; et vous entrapercevrez l’atmosphère - car c’est bien un livre d’atmosphère que ce troisième roman d’Émilie Desvaux - du Ciel de Tokyo.

Dans une délabrée et insalubre Gaijin House, à savoir ces auberges pour étrangers (« personne du dehors, extérieure à la vie japonaise, individu n’appartenant pas à l’île et à sa vie secrète, englobant uniformément étudiants, routards, touristes et expatriés », définit la romancière), se croisent des trentenaires paumés partis pour tenter de se trouver à des dizaines d’heures de vol de chez eux.
Il y a surtout la Française Camille, jeune mariée qui a tout quitté pour fumer assise sur les marches de l’escalier branlant, Flavio et ses livres, qui a abandonné le Brésil et ses kilos de trop avec, ou encore le caustique Lénine, un Belge qui fait commerce de son corps auprès de femmes mûres japonaises.
C’est un voyage au pays d’étrangers à leur vie, où le temps est aboli tout comme la temporalité du récit.
Avec subtilité, la romancière montre comment la perception de la ville diffère de l’un à l’autre, d’un jour à l’autre, d’un état d’âme à l’autre. « Réelles ou imaginaires, ces villes se superposaient, s’interpénétraient, l’une écartant parfois les autres pour laisser soudain la place à une Tokyo inédite », écrit-elle.
Aucun ne cherche vraiment à s’intégrer, ni même à se trouver. Ils restent ces gaijin de passage. Sauf que le passage s’éternise et que, dans « l’ambiance perpétuellement crépusculaire » du quartier d’Asakusa, ils semblent comme prisonnier de l’auberge, « ce trou noir attirant les débris célestes », comme dans les hôtels hantés que l’on peut voir dans la série Twilight Zone (La Quatrième Dimension en français) devant laquelle ils communient chaque soirée. Dans Le Ciel de Tokyo, de grands garçons se réfugient dans « la cabane secrète de Neverland où résidaient les garçons perdus ».
C’est un voyage au pays d’étrangers à leur vie, où le temps est aboli tout comme la temporalité du récit. La délicate Émilie Desvaux écrit avec poésie, à bas bruit. Et ce roman sans esbroufe ni tonitruance (nuls happy end facile ou spectaculaire blessure du passé) continue de vous habiter longtemps après sa lecture.
« Le ciel de Tokyo », d’Émilie Desvaux, est à retrouver aux éditions Rivages. 208 pages, 20 euros.
Séance de rattrapage
On est trop sérieux quand on a 17-18 ans et que l’on aime lire au point d’en faire plus tard son métier. On rejette le biographisme à la Sainte-Beuve et on s’intéresse aux textes et rien qu’aux textes ! Résultat : lorsque l’on est né en 1956, comme Jérôme Garcin, on dévore indifféremment ex-collabos et ex-résistants. Puis on découvre l’essayiste (et ex-collabo) Ramon Fernandez, selon qui le critique « doit être tour à tour biographe, analyste, philosophe, historien, esthéticien, et tout cela à la fois quand il le faut ».
Alors on considère ses idoles de jeunesse d’un œil neuf, on dépasse le sentiment d’avoir été trompé et on cherche à comprendre. Tel Jérôme Garcin qui, dans ce catalogue non exhaustif des héros et collabos à plume, pointe l’incroyable banalisation, menée à coups de rééditions, dont ont bénéficié les seconds, tandis que leurs anciens ennemis pâtissaient d’une faveur inverse - qui se souvient de Jacques Decour ou de Jean Prévost le « stendhalien du Vercors », morts pour la France trop tôt pour imposer leur talent ?
Passent l’inconséquence de Cocteau, le « train de la honte » de Goebbels, les indignités de Bernard Grasset et le beau visage de Kessel, au fil d’un style clair et de jeux de mots parfois tirés par les ouïes.
Garcin lui-même fait amende honorable en commençant par le récit d’un entretien trop courtois avec la veuve de Céline, flanquée comme d’un spectre de l’avocat François Gibault (« Comment interprétez-vous son antisémitisme virulent ? »). Suit une analyse remarquable du destin posthume de Brasillach (« Il ne faut pas fusiller les mauvais garçons, surtout quand ils ont 35 ans, une voix méridionale et du cran face au peloton, car ils deviennent des mythes »)… Passent l’inconséquence de Cocteau, le « train de la honte » de Goebbels, les indignités de Bernard Grasset et le beau visage de Kessel, au fil d’un style clair et de jeux de mots parfois tirés par les ouïes (« Céline est un auteur repêché par Gallimard : il y aura toujours un hameçon entre ces deux hommes »).
Grâce à la chercheuse Gisèle Sapiro, on dépasse les habituels surplaces rhétoriques sur les mystères de l’engagement et l’on découvre une France littéraire partagée entre écrivains installés défendant leur bifteck et jeunes poètes n’ayant que leur vie à perdre. Et grâce à Mauriac avouant honnêtement que la haine que lui vouaient Rebatet et Brasillach l’avait aidé à embrasser la résistance, on mesure le rôle crucial des circonstances.
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