Bande dessinée : “Krimi”, un “M le maudit” aussi imposant que l’original

Marianne - News

https://resize.marianne.net/img/var/cefd9tphRG/asDJGL1GzmUTiR08E/asDJGL1GzmUTiR08E.png









Bande dessinée : “Krimi”, un “M le maudit” aussi imposant que l’original





















« Krimi », la monumentale œuvre graphique que le scénariste Thibault Vermot et le dessinateur Alex W. Inker consacrent à un moment bien précis de la carrière du réalisateur austro-hongrois Fritz Lang : la genèse de l’un de ses chefs-d’œuvre, « M le maudit », sorti en 1931.
DR

Vous reprendrez bien un peu de bulles ?

Par

Publié le

Dans « Krimi », le scénariste Thibault Vermot et le dessinateur Alex W. Inker mettent en lumière la genèse fantasmée d’un chef-d’œuvre du cinéma, « M le maudit » de Fritz Lang. Une mise en abyme, en grand format, qui questionne intelligemment les liens entre la réalité et la fiction, mais aussi ceux entre les neuvième et septième arts.

Les biographies en bande dessinée – et en particulier celles consacrées aux metteurs en scène de cinéma – s’avèrent souvent un rien diligentes. Sans réelle prise de risque et hésitant toujours entre le trop-plein d’anecdotes croustillantes et la révérence. À ce titre, la Ciné Trilogie dédié à Martin Scorsese, Francis Ford Coppola et Quentin Tarantino signée Amazing Ameziane est édifiante : truffée de détails – trop ? –, éblouie – aveuglée ? – par son sujet d’étude, et sans réelle interrogation sur l’essence même de leur art.

Rien de tout cela dans Krimi, la monumentale œuvre graphique que le scénariste Thibault Vermot et le dessinateur Alex W. Inker consacrent à un moment bien précis de la carrière du réalisateur austro-hongrois Fritz Lang : la genèse de l’un de ses chefs-d’œuvre, M le maudit, sorti en 1931. Les auteurs, tissant d’intimes corrélations entre l’œuvre et la vie du réalisateur, éclairent ce monument du cinéma de flashs éblouissants, et mettent en lumière les liens existants entre la bande dessinée – ce « cinéma de pauvres », comme la qualifiait Hugo Pratt, le père de Corto Maltese – et le septième art.

Sensibiliser au mal

Berlin, 1929 : Fritz Lang vient d’essuyer un échec avec la sortie de la Femme sur la Lune, une superproduction muette de science-fiction, adaptée du roman de sa seconde épouse, Thea von Harbou. Il cherche à se réinventer. C’est alors qu’il croise l’insistant inspecteur Karl Lohmann. Ce dernier, qui a la rondeur, le cigare collé au bec et le goût immodéré de l’alcool de Winston Churchill, veut à tout prix qu’il réalise un film sur « l’affaire de sa vie », celle de la traque de Peter Kürten dit le « vampire de Düsseldorf », un tueur en série qui abusait et mutilait, à l’aide d’une paire de ciseaux, femmes et enfants.

Le premier réflexe de Fritz Lang est de fuir. C’est que neuf ans plus tôt, le réalisateur avait été entendu par l’inspecteur au sujet de la mort suspecte de son épouse, l’actrice Lisa Rosenthal, retrouvée morte dans la baignoire de leur domicile. La balle qui lui avait troué la poitrine provenait du revolver de Fritz Lang. Suicide, accident mortel ou meurtre ?

À LIRE AUSSI : Bande dessinée : “L’ange Pasolini”, l’âme d’un poète martyrisé

Pour éviter que cet obscur fait divers revienne entacher sa carrière, Lang décide de se plonger dans l’épais dossier de Peter Kürten. Il accepte ainsi d’être traîné dans les ruelles sombres, les commissariats et les lieux de débauche de la capitale allemande et de frayer avec les criminels de la pire espèce – dont certains seront les figurants de son futur film, véridique ! L’enquête va aussi lui faire pénétrer les institutions psychiatriques d’un pays qui s’apprête à basculer dans l’inhumanité du nazisme et, même, assister aux interrogatoires des suspects.

Lohmann, seul personnage de fiction de cette BD qui deviendra l’enquêteur de M le maudit, a une obsession : sensibiliser au mal qui gangrène le pays. Il faut montrer ce qui arrive « quand la nuit tombe et que l’homme en noir sort de l’ombre, alors ils pourront changer le monde ». Peine perdue, la fascination morbide est déjà à l’œuvre dans cette république de Weimar décadente et moribonde. Fritz Lang, dont l’œuvre tout entière est taraudée par la pulsion de mort, la culpabilité et la manipulation des foules, arrivera-t-il à faire cohabiter la réalité et la fiction dans ce premier film parlant de sa longue carrière ? Mais le réel est-il visible ? Et quel diable poursuit-il vraiment ? Peter Kürten ou lui-même ?

Théâtre d’ombres et de lumières

En faisant du réalisateur au monocle le personnage principal de cet exigeant roman graphique, l’un des plus remarquables de cette année, l’écrivain Thibault Vermot (le Camping de la mort) ne se fait pas biographe. Non, en procédant par petites touches subtiles, il nous immerge dans la psyché de Fritz Lang et interroge intelligemment ce qui nourrit l’art, le fantasme, le réel, la part d’ombre, voire l’impossible réparation d’une faute originelle.

À LIRE AUSSI : Bande dessinée : “La dernière nuit de Mussolini”, ou la fin de la commedia dell’arte

Le dessinateur et coscénariste Alex W. Inker (Colorado Train), quant à lui, ne se contente pas d’illustrer ce propos. Il invente tout un théâtre d’ombres et de lumières à même de faire surgir l’atmosphère poisseuse et la violence de l’époque. Grâce à son trait duveteux, tout en nuances de gris, ses encres et fusains brouillardeux, Inker explose tous les codes. Il n’est qu’à voir ses planches muettes dessinées en ombres chinoises – notamment, celles, stupéfiantes, où le tueur passe à l’acte : « La rue est devenue un terrain de chasse » – et ses doubles pages – avec ses vignettes numérotées à lire en spirale, qui nous font arpenter le labyrinthe mental du réalisateur mais aussi du tueur. Du grand art, qui nous fait passer la bande dessinée au polar filmique, un genre dont Fritz Lang aura inventé la grammaire.

Conçu en 24 chapitres (titrés en allemand, avec une typographie gothique) comme autant d’images cinématographiques par seconde, Krimi, qui doit son titre au courant artistique explorant les aspects les sombres de la nature humaine, nous plonge en plein expressionnisme allemand. Et interpelle : la réalité serait-elle toujours plus incroyable que sa représentation ? Toute ressemblance avec notre époque n’est évidemment pas fortuite.

***

Krimi, de Thibault Vermot et Alex W. Inker, Sarbacane, 280 p., 35 €.


Nos abonnés aiment

Plus de Culture

Votre abonnement nous engage

En vous abonnant, vous soutenez le projet de la rédaction de Marianne : un journalisme libre, ni partisan, ni pactisant, toujours engagé ; un journalisme à la fois critique et force de proposition.

Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne

0 0 votes
Article Rating
S’abonner
Notification pour
guest
0 Comments
Le plus populaire
Le plus récent Le plus ancien
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

Welcome Back!

Login to your account below

Create New Account!

Fill the forms below to register

Retrieve your password

Please enter your username or email address to reset your password.

Add New Playlist

Are you sure want to unlock this post?
Unlock left : 0
Are you sure want to cancel subscription?
0
Nous aimerions avoir votre avis, veuillez laisser un commentaire.x