Bande dessinée : “Trous de mémoires”, une amère tragicomédie sur la guerre d’Algérie

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Bande dessinée : “Trous de mémoires”, une amère tragicomédie sur la guerre d’Algérie





















La question de la transmission mémorielle travaille le neuvième art. La mémoire qui a trait aux plaies de la guerre d’Algérie, acte fondateur de la société française contemporaine aux conséquences toujours douloureuses quelque soixante-trois ans après les accords d’Évian, est nécessairement examinée.
édition Le Lombard

Vous reprendrez bien un peu de bulles ?

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Dans « Trous de mémoires », le scénariste et dessinateur Nicolas Juncker examine, à sa manière, burlesque et tragique, les plaies jamais refermées de la guerre d’Algérie. Un must.

La question de la transmission mémorielle travaille le neuvième art. Parfois avec un rigorisme pédagogique, parfois avec un regard décalé sur les annales de l’Histoire mondiale. La mémoire qui a trait aux plaies de la guerre d’Algérie, acte fondateur de la société française contemporaine aux conséquences toujours douloureuses quelque soixante-trois ans après les accords d’Évian, est nécessairement examinée.

Jacques Ferrandez (Carnets d’Orient 1830-1954, Carnets d’Algérie 1954-1962, Suites algériennes : 1962-2019), né à Alger en 1955, est devenu la référence en la matière. Le parti pris, entre exigence documentaire et fiction romanesque, choisi par le conteur et dessinateur sur la colonisation française, l’indépendance et l’histoire tourmentée des six dernières décennies de la République algérienne démocratique et populaire lui a valu d’être distingué en 2012 du Prix spécial du jury de la revue Historia.

Projet en terrain miné

Le ton du talentueux scénariste Nicolas Juncker (Seules à Berlin), qui nous a récemment offert avec Un général, des généraux une truculente vision du putsch d’Alger en mai 1958, est, lui, aux antipodes. S’il s’agit bien ici de relever, avec tout autant de sérieux que dans les albums de Jacques Ferrandez, les cicatrices de l’histoire récente, elles sont plutôt envisagées, cette fois, sous l’angle décalé et satirique.

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Nous sommes à Maquerol, petite ville provençale fictive, en 2022. Le ministère de la Culture envisage de créer dans la commune un musée en l’honneur de Gérard Poaillat, un photographe local, natif d’Algérie. La veuve de l’artiste, prête à ouvrir les portes de sa maison, entend honorer le travail de son défunt époux. Le maire PS, tout excité par ce projet qui, s’il est mené à bien, pourrait lui valoir de devenir tête de liste de son parti aux prochaines législatives, invite une historienne un rien pointilleuse et un architecte de renommée mondiale à l’ego surdimensionné à travailler de concert à ce grand œuvre dédié à toutes les victimes et à toutes les mémoires. On s’en doute, les fausses notes vont se multiplier.

Bien que le maire tonne, à tout bout de champ, « Maquerol, terre de réconciliation nationale », l’entreprise se lance en terrain miné. Le projet s’avère vite bancal : fonder un musée photographique ou un mémorial intégrant les souvenirs personnels des habitants de Maquerol ? Les deux experts nommés s’écharpent, et la multiplicité des enjeux mémoriels de cette « sale guerre » attise les ressentiments de tous ceux qui l’ont vécu – appelés, « nostalgériques », pieds-noirs, harkis, émigrés algériens – ainsi que les rancœurs de leurs descendants. Comme le rappelle l’historien Tramor Quemeneur dans sa postface, « 30 % des 18-25 ans ont un lien avec cette histoire ». Le titre pluriel de ce roman graphique mordant ainsi que les trous ornant sa couverture sont, à cet égard, édifiants. Ils interpellent d’emblée le lecteur en juxtaposant les diverses mémoires en jeu.

Chaos mémoriel

Le scénario explosif et rondement mené s’inspire des récentes tentatives d’ériger des lieux dédiés à cette déchirante histoire commune. On se souvient qu’en 2003, Georges Frêche, maire PS de Montpellier, avait envisagé d’ouvrir un musée de la France et de l’Algérie dans un ancien bâtiment de l’état-major. Le projet avait rapidement été déconsidéré par François Hollande, puis définitivement mis aux oubliettes par le nouvel édile macroniste de la ville, Philippe Saurel. À Aix-en-Provence, la maison Camus a connu, en 2013, les mêmes déchirements avec l’éviction du curateur Benjamin Stora, futur auteur du rapport sur la mémoire de la colonisation et de la guerre remis à Emmanuel Macron, en 2021.

Dans Trous de mémoires, Nicolas Juncker ausculte ce chaos. Son trait burlesque, ses couleurs chaudes – brûlantes comme le sujet – collent aux basques de ses personnages. L’odieux architecte, qui entend défigurer la maison du photographe – dont les clichés évoquent ceux de Marc Granger et de Raymond Depardon – afin d’imprimer sa marque, en fait des tonnes.

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La caricature n’est pas loin non plus lorsqu’il croque les gesticulations de ce maire pensant tirer profit de la situation. Quant à l’historienne tout feu tout flamme, il la représente à grands coups de pinceaux virevoltants, récoltant les paroles des uns et des autres mais s’y heurtant, perplexe. L’histoire franco-algérienne est multiple et vivace, elle va l’apprendre à ses dépens. La facture tragi-comique imprimée par Nicolas Juncker, sans didactisme pesant ni provocation gratuite, instille ainsi une subtile distance.

Seuls les passages donnant la parole aux diverses communautés de Maquerol renouant avec leurs histoires « algériennes », sont traités sobrement, quasi à la façon documentaire, au travers de cases resserrées, au plus près des visages, dans des nuances bleu-vert.

***

Trous de mémoires, de Nicolas Juncker, Le Lombard, 148 p., 22,95 €.


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