LA TRIBUNE DIMANCHE – Les enregistrements sonores de Klaus Barbie dévoilés par la Hoover Institution révèlent des détails surprenants, notamment le séjour de René Hardy en Bolivie pour confronter l’ancien patron SS de Lyon Klaus Barbie en 1972. Hardy était ce résistant accusé d’avoir trahi Jean Moulin à Caluire en 1943, mais il a été acquitté de ses deux procès en 1947 et 1950. Pourquoi se rendre à La Paz, alors qu’il a tout à perdre à croiser Barbie, qui a lui-même toujours affirmé que Hardy était le maillon faible dont il s’est servi ?
BÉNÉDICTE VERGEZ-CHAIGNON – Le problème de Hardy, sur le fond, c’est qu’il se croit plus malin qu’il n’est. C’est pour ça qu’il se met dans cette situation à Caluire, en pensant probablement qu’il va réussir à « rouler » Klaus Barbie. Et ça ne marche pas comme espéré. Malheureusement il ne s’est pas départi de ce trait de caractère. Comme il avait effectivement tiré son épingle du jeu avec une certaine habileté lors de ses deux procès, il reste sur sa ligne et continue de miser sur sa chance. Il s’est peut-être même persuadé qu’après tout, ce n’était pas de sa faute.
Peut-être l’angoisse étreint-elle René Hardy à partir du moment où il apprend que les « chasseurs de nazis » Beate et Serge Klarsfeld, en 1971, ont localisé Barbie à La Paz, et que les confessions éventuelles de ce dernier vont revenir l’accabler aux yeux de l’opinion française ?
Oui, c’est possible. Peut-être que c’est une façon d’aller tâter le terrain, pour son propre compte. Hardy raconte qu’on lui a demandé d’y aller pour identifier formellement Barbie. Je ne pense pas qu’il voulait de l’argent, comme le suggère Klaus Barbie, mais il est sûr que si Barbie avait pu dire : « jamais je n’ai été en contact avec Hardy », ce dernier aurait certainement été preneur. À partir du moment où Barbie ne reconnaît pas qu’il est Barbie (il continue de se proclamer Klaus Altmann, respectable citoyen bolivien, ndlr), cette démarche ne pouvait aboutir.
Comment évaluez-vous l’importance historique de l’ouverture au public des archives de Gerd Heidemann sur les dirigeants du Troisième Reich ?
C’est la plus grande trouvaille concernant la France et Klaus Barbie, depuis le procès de celui-ci en 1987. Il y a eu encore diverses conjectures sur Caluire, mais elles ne furent jamais vraiment probantes. Non seulement on n’a que des présomptions, certes fortes, sur le rôle joué par René Hardy, mais on ne sait toujours pas comment Jean Moulin est mort, ni pourquoi, ni où, ni quand, puisque sur ces derniers points, son acte de décès a été dressé a posteriori par l’état-civil de la ville de Metz, qui était aux mains des SS (le 8 juillet 1943, soit 18 jours après le guet-apens de Caluire, ndlr).
Klaus Barbie raconte que Jean Moulin a profité de l’inattention de ses geôliers pour tenter de se suicider en se projetant tête la première contre les murs de la prison de Montluc. La parole de Barbie sur ces circonstances avait-elle déjà été entendue ?
Oui, il en avait déjà parlé, bien avant son arrestation en 1983. Avaient aussi été interrogés des membres de son équipe, un interprète et un infirmier. Je pense que ses propos sont crédibles, étant donné que Jean Moulin avait déjà tenté de se suicider à Chartres, (où il était préfet, tombé aux mains des Allemands, en juin 1940, ndlr). Mais la visite du fort de Montluc m’a laissé songeuse, puisque Barbie dit que Moulin se jette la tête la première dans les escaliers. Or, si vous regardez des photos de l’intérieur de la prison, ce sont des demi-paliers. Il faudrait vraiment, si vous me passez l’expression, vouloir se jeter, se relever, remonter, se jeter à nouveau. Ça ne me paraît pas un endroit idéal pour faire ce genre de chose.
D’autant que ça ne colle pas avec les descriptions de résistants ayant aperçu un Jean Moulin titubant, défiguré, ramené dans sa cellule après la torture.
Oui, Christian Pineau aurait vu Moulin dans la cour (allongé sur un banc, à demi-inconscient, ndlr), et Raymond Aubrac assez subrepticement, depuis sa cellule, par le trou d’une serrure. Mais il reste assez difficile de faire la distinction entre les blessures que Moulin se serait infligées et celles qu’il a pu subir.
Jean Moulin pensait que les gens ne prenaient pas au sérieux les artistes
Klaus Barbie s’agace lorsque Gerd Heidemann lui demande si ces tentatives de se fracturer le crâne contre un mur ont vraiment conduit à la mort de Moulin. Il suggère à son interlocuteur d’« essayer pour voir » et observer le résultat…
C’est intéressant. Cet agacement s’explique car tout le monde pense que sa hiérarchie a dû lui reprocher l’état de Moulin et sa mort par ce qui serait une faute professionnelle de la part de Barbie. Lui prend sa part de la faute en reconnaissant qu’il aurait dû faire entraver plus complètement son prisonnier (et non laisser les pieds déliés, qui auraient permis à Jean Moulin de se mouvoir pour mettre fin à ses jours, ndlr). Mais l’a-t-il trop torturé par ailleurs ? Que ce soit l’une ou l’autre option, Klaus Barbie a commis une erreur quelque part dans le processus interrogatoire/détention.
Klaus Barbie nie tout mauvais traitement et prétend au contraire avoir longuement discuté avec Jean Moulin, parlé de politique, et même demandé à son prisonnier de le dessiner, puisque « Jacques Martel », le nom de couverture de Moulin, se prétend artiste-peintre.
Oui, André Malraux reprend cet épisode dans le discours devant le Panthéon en 1964. Jean Moulin, c’est vrai, a été un dessinateur de presse assez célèbre dans les années 1920-1930. Il avait donc la capacité de croquer une caricature, aucun doute là-dessus. Après, a-t-il assez de sens de l’humour pour le faire (dans de telles circonstances) ? Ayant été arrêté dans la salle d’attente du docteur Dugoujon à Caluire, il comptait effectivement sur cette fausse identité. Il utilisait très souvent cette couverture de peintre-décorateur qui rêvait d’être galeriste. Il pensait que les gens ne prenaient pas au sérieux les artistes. D’ailleurs, sur le registre d’écrou de la prison de Montluc à son arrivée, on voit qu’il est incarcéré sous le le nom de « Jacques Martel, peintre-décorateur ». Il y a une cohérence dans les déclarations de Barbie. Il est tout à fait probable que Jean Moulin, dans un premier temps, se soit tenu au fait qu’il s’appelait « Jacques Martel ». Quand les Allemands arrêtent les hommes de Caluire, ils savent que « Rex », ou « Max » (les noms de guerre du chef du Conseil national de la Résistance, ndlr) est parmi eux, mais ils ne savent pas lequel.
Je ne pense pas, en revanche, qu’il y ait eu la moindre conversation normale entre Jean Moulin et Klaus Barbie. Il y a pu y en avoir une entre « Martel » et Barbie.
Est-il plausible que Barbie ait tenté un coup de bluff en prenant le croquis et en le signant « Jean Moulins » avec un -s, pour que « Jacques Martel » la corrige en hachurant le -s et en avouant « C’est moi, je suis Jean Moulin » ?
C’est une extrapolation, je pense, de la part de Barbie. Il semble que ce soit une des autres personnes arrêtées, Henri Aubry (Chef du mouvement Combat auquel appartenait René Hardy, ndlr) qui, après avoir été soumis à plusieurs simulacres d’exécution, ait donné l’identité de Moulin. Par ailleurs, on devine que Barbie a continué à se tenir au courant de ce qui se disait en France autour de Moulin et de Caluire et que, peut-être, il intègre certains éléments dans le discours délivré à Heideman. Mais le fait demeure : il y a une erreur professionnelle de sa part. Ils mettent leur prisonnier dans le train en très mauvais état, espérant le « retaper » à Paris, où il est vu dans les locaux de la Gestapo. Après, que se passe-t-il ? Où meurt-il ? Cela reste un gros point d’interrogation.
Je ne dois rien à personne, la seule à qui je pourrais rendre des comptes quant à ma vie, c’est ma mère, et elle me pardonnera.
Klaus Barbie, par malice ou non, se plaît à relater le moment où Jean Moulin, interrogé sur la personne du général de Gaulle, compare le chef de la France Libre à « une Madame Pompadour », un intrigant de salon sans courage. Est-ce une provocation de la part d’un maître-manipulateur nazi qui a toujours pris un malin plaisir à attiser les divisions entre résistants ?
Peut-être « Jacques Martel » aimait-il dire pis que pendre du général de Gaulle ! Je ne pense pas, en revanche, qu’il y ait eu la moindre conversation normale entre Jean Moulin et Klaus Barbie. Il y a pu y en avoir une entre « Martel » et Barbie. Mais il y avait trop de choses à lui faire confesser, et ce n’était pas son opinion sur de Gaulle. L’enjeu (pour Barbie, ndlr), ce n’est pas ça, c’est l’Armée secrète. Et Daniel Cordier (secrétaire personnel du patron de la Résistance, ndlr) avait coutume de dire que Jean Moulin connaissait tellement de personnes, tellement d’adresses, tellement de lieux de rendez-vous, que beaucoup de résistants auraient été « ramassés » s’il avait parlé. Lorsque Jean Moulin choisit de s’engager dans une action clandestine, n’ayant pas de famille, ni femme ni enfant, il écrit : « Je ne dois rien à personne, la seule à qui je pourrais rendre des comptes quant à ma vie, c’est ma mère, et elle me pardonnera. » Je crois profondément qu’à partir du moment où il est pris, il préfère se tuer. Tout comme je crois que les ordres venus de Berlin étaient bien de le tenir en vie.
L’impression demeure que Klaus Barbie, ayant failli à respecter cet ordre, tente de légitimer la mort de Jean Moulin a posteriori en rappelant que celui-ci voulait être « président de la France » et qu’il faisait peser « un réel danger sur l’Europe et l’Allemagne ».
C’est encore un anachronisme de la part de Barbie. Jean Moulin étant un homme de la Troisième République, devenir « Président » ne signifie pas être la personne qui dirige la politique de la France. On n’est pas sous la Ve république. A cette époque, c’est un chef de l’État qui « inaugure les chrysanthèmes ». N’oublions pas que Barbie est un homme d’une grande prudence et d’une grande habileté, qui ne dit que ce qu’il veut bien dire et s’efforce toujours de se donner le beau rôle. Il était sûrement agréable, de son point de vue, de penser que l’homme auquel il s’en était pris était une des grandes figures françaises.
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Propos recueillis par Maurin Picard