Le changement climatique n’a pas de limites administratives. Mais la Corrèze, la Charente et la Charente-Maritime en pensent autrement. Le projet de transfert d’eau qu’elles étudient actuellement est une déviation de 30 millions de m3 d’eau au départ de la Dordogne ou de la Vienne, comme l’a révélé La Tribune. Le but : réalimenter le fleuve Charente, victime de déficits en eau grandissants. Grâce aux solutions fondées sur la nature, les élus veulent résorber plus de la moitié du déficit attendu en année sèche d’ici 2050. Le transfert, solution dite « de rupture », interviendrait pour combler le reste.
Dans un monde sans changement climatique, la solution paraîtrait presque intuitive : le nord de la Corrèze, où se trouve le plateau de Millevaches, a longtemps été surnommé le château d’eau de la France, avec ses pluies régulières et abondantes. Mais au pied de cet ouest du Massif central, même la retenue de Bort-les-Orgues, le quatrième plus gros lac de barrage de France, voit ses capacités de remplissage diminuer. Le Burande, un des cours d’eau qui l’alimente, a perdu 15 % de son débit moyen quotidien entre 1968 et 2022. C’est pourtant là que l’eau pourrait être pompée.
Sur le bassin-versant voisin de la Vienne, même tendance : sur l’amont, le débit moyen journalier a déjà baissé de 23 % entre 1968 et 2024, selon des visualisations cartographiques de l’INRAE. « Les deux endroits de prélèvements étudiés pour le projet ont vu de fortes baisses de la ressource durant ces dernières décennies et ces baisses sont projetées pour s’intensifier à l’avenir », résume Jean-Philippe Vidal, hydroclimatologue.
30 millions de mètres cubes en moins
« On croit qu’il y a de l’eau ici, mais tout dépend des années. On a des sols granitiques très sensibles au manque d’eau. Dès qu‘il ne pleut pas en trois semaines, on a les premiers signes de sécheresse », témoigne Annick Benazech, membre de Corrèze Environnement et représentante au comité de bassin Adour-Garonne. Pour elle, l‘idée du transfert d’eau est anachronique. À l’été 2019, des communes ont dû être ravitaillées par camion citerne pour avoir de l’eau potable. Le président du conseil départemental de Corrèze, premier promoteur du projet – qui n’a jamais répondu à nos demandes d’entretien – souhaite justement se servir de l’infrastructure de transfert pour alimenter aussi son territoire en eau potable.
Deux des trois scénarios retenus à ce stade de l’étude projettent de pomper 30 millions de m3 dans le bassin-versant de la Dordogne. Le fleuve n’a pourtant pas le luxe de s’en priver, selon l’étude Dordogne 2050. Les effets du changement climatique sur ce bassin-versant entraîneraient une baisse de 20 % du débit des étiages, et autant des capacités de remplissage des grands réservoirs hydroélectriques, qui devront malgré tout soutenir les déficits en aval.
Avec ces premiers constats, le projet de réalimentation de la Charente a tout d’un exemple de mal-adaptation. « Faire reposer l‘approvisionnement en eau sur un bassin voisin, c‘est à terme des conflits d‘usages très importants sur la ressource. Le changement climatique ne s‘arrête pas à un bassin-versant », alerte Yves Tramblay, hydroclimatologue coordinateur du volet sécheresse du projet Explore 2, un état des lieux des impacts du changement climatique en France.
Sauver l’agriculture et le tourisme
Dévier les cours d’eau semble surtout permettre d’éviter la question qui fâche : les usages du bassin-versant de la Charente ne seraient-ils pas surdimensionnés par rapport à la ressource en eau ? « C’est le genre de grand projet très difficile à mettre en œuvre pour des coûts démesurés. À côté de ça, on a posé des vrais sujets en matière de quotas touristiques, par exemple. Nous disons qu’à un moment donné, le territoire n’est plus capable d’accueillir autant de touristes en été », pose Baptiste Sirot, directeur de l’établissement public de bassin Charente.
« En Charente-Maritime, on est toujours sur le podium des trois destinations préférées des Français. La question est comment fait-on en sorte de retenir l’eau en amont pour pouvoir les alimenter en été ? », s’interroge Sylvie Marcilly, la présidente (Horizons) du conseil départemental de Charente-Maritime, qui refuse l’idée d’instaurer des quotas. « Nous sensibilisons les touristes sur leur consommation en eau », indique-t-elle à La Tribune.
« Ces travaux sont nécessaires pour alimenter l’afflux touristique et nécessaire pour sauvegarder l’agriculture de demain », clame Philippe Bouty, son homologue (PS) du conseil départemental de Charente. « On veut servir de vitrine et de référence sur les actions que l’on mène pour répondre à ces enjeux », ajoute-t-il au sujet du démonstrateur de solutions récemment présenté.
Obstacles réglementaires
Les 30 millions de m3 espérés pour le fleuve Charente représentent l’équivalent des volumes d’eau prélevés en rivière en Charente-Maritime. Ils représentent aussi l’équivalent des trois-quarts de l’eau utilisée pour l’irrigation agricole dans le département, d‘après les données de la Banque nationale des prélèvements quantitatifs en eau (BNPE).
Il ne s’agit pas d’un coup de pouce, mais littéralement d’un sauvetage des usages actuels. Au risque de ne pas les réguler ? « Avec un tel projet de déviation, on peut imaginer qu’on va libérer des volumes pour d’autres usages, certainement agricoles » anticipe l’hydroclimatologue Florence Habets, redoutant une fuite en avant des usages.
Un rapport d’information du Sénat publié en 2022 alertait sur ces dérives, constatées de l’autre côté de la frontière pyrénéenne. « En Espagne, l’aqueduc Tajo-Segura est accusé d’assécher les bords du Tage, en prélevant pour l’agriculture du Sud-Ouest espagnol de trop grandes quantités d’eau. Devant de tels doutes, le projet de transfert d’eau de l’Ebre vers le sud de l’Espagne a d’ailleurs été abandonné. »
Au-delà de ces effets dominos sur la ressource en eau, un tel projet aurait également de nombreux impacts écologiques sur les écosystèmes, dont dépendent nos conditions d’existence. Le projet devra également obtenir une dérogation pour destruction d‘espèces et d‘habitats protégés, et des modifications des documents réglementaires territoriaux sur l‘eau, informe le bureau d’études Rives & Eaux du Sud-Ouest dans son rapport intermédiaire, que La Tribune a pu consulter. Ses conclusions sont attendues pour l’été.
Retrouvez les autres épisodes de la série
1/ Face à la crise de l’eau, un projet inédit pour dévier les fleuves du Sud-Ouest
2/ Transfert d’eau entre Dordogne et Charente : un chantier hors de prix
3/ Pourquoi le transfert d’eau entre Dordogne et Charente « serait un aveu d’échec »
4/ Eau : EDF en arbitre d’un projet de déviation des fleuves