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Génération désenchantée
Par Alice Le Jan
Publié le
Diplômée d’une école d’arts appliqués réputée, Emma, 26 ans, est à la recherche d’un poste en communication et stratégie de marque dans le secteur du luxe. Ses premières expériences professionnelles lui ont appris, à ses dépens, qu’il est aussi difficile de décrocher un emploi que de trouver un environnement de travail sain. Pour « Marianne », elle raconte.
Mon objectif était de m’épanouir dans la filière artistique. J’ai fait mon lycée en art appliqué design. Pour éviter de m’orienter dans une filière bouchée, j’ai rejoint un BTS « Design Communication Espace et Volume » puis l’École nationale supérieure des arts appliqués et des métiers d’art (ENSAAMA). Il s’agit d’une des écoles les plus prestigieuses dans le domaine avec l’école Boulle. Le maître mot était : pour répondre aux besoins d’une entreprise il vaut mieux la polyvalence à la spécialisation.
C’était intense, j’enchaînais les nuits blanches. Les enseignants nous mettaient beaucoup de pression et nous répétaient « N’abîmez pas le nom de l’école ». Ce qui s’illustre par la participation des étudiants à des concours. Quand j’y étais, on raflait systématiquement les premières places. J’ai ensuite étudié pendant deux la communication visuelle et la stratégique de marque en intégrant, sur concours, le Diplôme Supérieur des Arts Appliqués (DSA).
J’espérais terminer mon cursus en rejoignant le programme du Comité Colbert en collaboration avec l’ENSAAMA. C’est un enseignement très sélectif à destination des nouveaux designers du luxe français. N’ayant pas réussi je me suis rabattue sur le master « Management des activités de luxe » de l’EAC de Paris en alternance. Le « Saint Graal » de l’insertion professionnelle paraît-il.
Abus
C’est ainsi que j’ai rejoint une bijouterie en tant que chargée de communication. En pratique, je faisais le ménage de 9h30 à 14 heures, tous les jours. Au bout de deux mois j’ai pris le taureau par les cornes et j’ai exprimé mon malaise à mes employeurs : mon poste ne correspondait pas à l’entretien et n’avait aucun intérêt pour mon projet professionnel. Ils m’ont répondu : « On te paie et t’as accepté. Prends ce qu’on te propose. » J’ai décidé de changer d’entreprise en rencontrant mon futur employeur sur un salon professionnel. En apprenant mon départ, les gérants de la bijouterie m’ont dit que j’étais « une petite personne arrogante » et qu’il ne fallait pas que je pense que « tout aller me tomber cru dans les mains » dans le monde professionnel.
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J’ai donc intégré cette nouvelle entreprise de luxe en tant que designer, pour un an. Ma mère m’avait prévenu : « L’herbe n’est pas plus verte ailleurs. » Elle avait raison. J’avais une relation très amicale avec mon patron : on déjeunait souvent ensemble et il me faisait des petites tapes dans le dos. J’étais contente d’avoir un patron cool mais ça a vite débordé. En attendant de trouver un logement proche, je faisais 3 à 4 heures de trajet par jour. Lorsqu’un train était supprimé, il me proposait de dormir chez lui. À force d’insistance j’ai fini par accepter et je suis rentrée dans son cercle familial. Il profitait de cette entente pour me poser énormément de questions sur mes collègues et récupérer toutes sortes d’informations sur ceux que je n’appréciais pas.
Sur beaucoup de points, l’entreprise frôlait l’illégalité. Pour ne citer que quelques exemples : j’étais payée au plus bas de la grille de rémunération et on me demandait de faire toutes sortes de tâches qui n’étaient pas sur ma fiche de poste, comme magasinier. Des caméras ont été installées dans nos bureaux pour « filmer l’extérieur » mais je me suis aperçue qu’il y avait des micros. J’ai aussi déjà surpris quelqu’un écouter à ma porte.
Enfin, j’ai récupéré le projet d’une collègue partie de l’entreprise. Je suis ainsi devenue cheffe de projet sans qu’on me le dise, avec les responsabilités qui vont avec. J’ai inévitablement pris du retard et nous sommes plusieurs à avoir dû travailler un soir jusqu’à minuit. Une supérieure me l’a reproché en me disant : « J’ai entendu que tu t’es plaint que telle personne n’ait pas été payée pour avoir terminé aussi tard, mais c’est de ta faute. Tu es cheffe de projet, c’est à toi de mettre la pression aux salariés pour que ce soit terminé à temps. Tu n’as pas tenu les délais. » Comment aurais-je pu en tant qu’alternante ?
Douche froide
Mon diplôme en poche, j’ai démarré ma recherche d’emploi fin 2022, c’était compliqué de trouver un emploi. Une opportunité s’est finalement débloquée en fin d’année dans une entreprise de lunettes de luxe. Il s’agissait d’un poste en design rémunéré ‑ sur le papier ‑ 48 000 à 58 000 brut par an. Pendant l’entretien, le recruteur cumulait les « red flag » [N.D.L.R. : signaux d’alarme]. Il a, par exemple, critiqué ouvertement un de ses collègues sur le départ en le nommant « Satan ». C’était inapproprié. Et lorsque j’ai demandé à rencontrer l’équipe il s’est refermé. En insistant, il a accepté : il m’a fait rentrer dans un bureau, j’ai dit « Bonjour, enchantée je m’appelle Emma », il a refermé la porte avant que je puisse entendre une réponse.
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J’ai fini par accepter le poste parce qu’on me répétait « Tu décroches l’entretien puis tu acceptes. Tu verras plus tard si ça te plaît ou pas. » À peine arrivée, mes collègues m’ont prévenu : « Pars si tu peux. On va te demander de frauder, de copier des modèles de lunettes d’autres marques. » En design il est courant de reprendre un autre modèle en ne changeant qu’un élément pour ne pas se faire taper sur les doigts. En pratique, j’ai vu un certain nombre d’inscriptions « Made in China » effacées avec des produits dangereux pour être remplacées par « Made in France ». Côté salaire, je suis descendue à 19 000 brut par an sans possibilité de négociation. J’ai décidé de partir à la fin de ma période d’essai, au bout de quatre mois.
Puis, j’ai décroché un autre poste en CDI à temps partiel. Ils ont mis fin à ma période d’essai pour un profil plus senior. J’ai aussi réalisé quelques missions en free-lance. J’ai cumulé environ 6 mois d’expérience en plus de deux ans. Je suis dans un entre-deux : je ne peux plus être recrutée en stage et en alternance et je n’ai pas assez d’expérience pour un poste de junior puisque beaucoup d’employeurs exigent jusqu’à trois ans d’expérience.
J’ai tenté le tout pour le tout : j’ai démarché les entreprises, en personne, habillée en costard. La plupart du temps elles m’ont envoyé balader en me disant de candidater en ligne. Une gérante d’une parfumerie m’a tout de même proposé un entretien. Après m’avoir écouté, elle m’a répondu : « Vous vous dévalorisez. Vous postulez pour un poste de vendeuse mais vous avez un diplôme plus élevé. Pourquoi ? » C’est pourtant simple, à force de ne pas trouver on revoit nos prétentions à la baisse. Avec du recul, je remarque que mes anciens camarades qui s’en sortent le mieux sont ceux qui ont réussi à rejoindre le Comité Colbert. Ça ne garantit pas un emploi mais ça aide.
Aujourd’hui pour m’en sortir, j’ai un job alimentaire à temps partiel en vente de produits de marques de vêtements de sport. Recrutée comme community manager [N.D.L.R. : chargée de communication digitale], j’ai fait mes preuves en vente lors de l’absence d’une collègue. Sans ça, je n’aurai pas eu accès à ce poste par manque d’expérience. Ma compagne a aussi des difficultés à trouver un emploi. Elle est diplômée de l’école des Gobelins, spécialisée dans la création numérique et les arts visuels. On dit que les étudiants y finissent leurs études avec un emploi. Mais elle est dans le cinéma d’animation, un secteur en crise. On se soutient, mais nos difficultés à trouver notre place dans la sphère professionnelle influent sur notre vie personnelle.
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Opportunisme
J’ai eu droit à de nombreuses remarques de la part de mon entourage du type : « Quand est-ce que tu vas te bouger ? » Beaucoup disent que pour y arriver, il faut être opportuniste. J’ai l’impression que la pensée globale est de prendre la place de l’autre. Mais je ne fonctionne pas comme ça, il faut que je rentre dans un carcan qui ne me correspond pas.
Mes parents sont fraîchement retraités. Ils m’encouragent mais ils ont mis du temps à comprendre ma situation. Au départ ils se fourvoyaient en se disant « mon enfant a fait de belles études », mais aujourd’hui le bac +5 ne permet plus de sortir du lot. Ma mère était contrôleur de gestion chez l’Oréal. On lui a laissé sa chance en lui disant : « Tu es capable de faire ça ? Ok montre-nous puis on verra. » Aujourd’hui, ça semble lunaire. J’ai l’impression qu’on n’est pas sélectionné par rapport à ce qu’on peut apporter à l’entreprise mais parce qu’on se démarque. Ma mère, qui connaît bien le milieu, m’a souvent répété : « Si tu ne te montres pas, tu ne vaux rien. »
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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne