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Entretien
Par Marion Rivet
Publié le
L’arsenal nucléaire français est-il dimensionné au nouveau contexte international ou faut-il augmenter nos stocks ? « Marianne » a posé la question à Étienne Marcuz, chercheur associé à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), spécialiste des questions de dissuasion et de défense antimissile.
« Il faut que nous développions, renouvelions et augmentions nos stocks d’armes nucléaires (…) La France doit se comporter comme une puissance », affirmait Louis Sarkozy sur le plateau de LCI ce samedi 17 mai. Mais qu’en est-il vraiment ? Est-ce vraiment nécessaire ? Le chercheur associé à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS) et spécialiste des questions de dissuasion et de défense antimissile Étienne Marcuz a répondu au chroniqueur ce dimanche 18 mai sur X. Il revient pour Marianne sur les alternatives crédibles qui existent pour renforcer la dissuasion française.
Marianne : Qu’est-ce que la doctrine de stricte suffisance nucléaire de la France ? Est-elle encore adaptée au contexte géopolitique et stratégique actuel ?
Étienne Marcuz : La stricte suffisance, c’est l’idée selon laquelle notre arsenal est dimensionné pour pouvoir infliger des dommages inacceptables à tout adversaire en toutes circonstances. C’est en gros le politique qui donne un objectif à atteindre : il veut tel pourcentage de dégâts sur une cible avec telle probabilité et du coup ils ont calculé le nombre de missiles et de têtes nucléaires nécessaires pour pouvoir infliger ce pourcentage de dégâts sur n’importe quel adversaire. On a abouti à moins de 300 têtes et c’est ça la stricte suffisance.
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Ce principe est par définition évolutif : en fonction du contexte international et de l’évolution de la technologie, ce qui était suffisant dans les années 2000 ne l’est pas forcément dans les années 2020. Des réflexions sont donc en cours sur l’augmentation ou non du nombre de têtes. Mais cela prendra beaucoup de temps. Alors qu’il y a des options à très court terme qui permettent, au moins en attendant, de pouvoir augmenter « virtuellement » le nombre de têtes, notamment avec l’aide des Britanniques.
Justement, faut-il augmenter l’arsenal nucléaire français ou privilégier une modernisation qualitative et une meilleure coopération avec les alliés ?
Moins de 300 têtes, cela fait des dommages énormes. Je n’aime pas trop ces images mais il suffit de regarder les dégâts à Hiroshima avec une arme de 20 kilotonnes… Nos armes qui sont sous les sous-marins, c’est cinq fois plus. Celles qui sont sur les avions, c’est 30 fois plus. Et nous en avons 300 ! Même si, à un instant T, elles ne sont pas toutes opérationnelles, il y en a au moins une centaine – voire 150. Ça fait quand même des dégâts considérables… Donc nous avons la masse suffisante.
Après, il s’agit surtout de s’assurer qu’on puisse les mettre en œuvre en toutes circonstances. C’est ce qu’on appelle la survivabilité de l’arsenal. Parce qu’il y a toujours un risque qu’un adversaire cherche à faire ce que l’on appelle des frappes préemptives – neutraliser l’arsenal français avant qu’on ait pu le tirer. Par exemple : nos avions sont sur trois bases aériennes à vocation nucléaire. Il pourrait très bien faire trois frappes nucléaires sur ces bases, une frappe nucléaire sur la base des sous-marins. Mais même si l’adversaire fait ça, on part du principe qu’il y a toujours un sous-marin à la mer en permanence, dilué dans l’océan, qui pourra déclencher des représailles.
On parle d’invulnérabilité de ces sous-marins parce que, quand ils sont dans la mer, c’est quasiment impossible de les traquer. Reste que nous ne sommes pas à l’abri que par un coup du hasard les Russes arrivent un jour à traquer un sous-marin français et à le neutraliser. C’est pour cela qu’en avoir qu’un seul en permanence à la mer est un poil risqué. Il en faudrait au moins deux : autant un, ça peut arriver sur un coup de bol qu’il soit traqué. Autant deux, c’est quasiment impossible. D’où la nécessité d’avoir deux sous-marins à la mer en permanence.
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C’est compliqué… Sauf si on s’allie avec des Britanniques qui ont eux-mêmes un sous-marin à la mer en permanence. En 1995, Jacques Chirac avait annoncé que les intérêts vitaux britanniques et français étaient liés. Cela veut dire que virtuellement les moyens britanniques et les moyens français sont liés pour les représailles. Il suffirait donc de rappeler cela pour dire qu’on a en permanence deux sous-marins franco-britanniques à la mer.
Quelles alternatives crédibles existent pour renforcer la dissuasion française sans engager de lourdes dépenses ?
Déjà, la coopération avec les Britanniques. Ensuite, la coopération avec d’autres alliés tels que l’Allemagne ou la Pologne. Ils pourraient fournir des moyens de défenses antiaériennes et antimissiles pour protéger nos forces. Cela pourrait également être le fait de permettre d’ouvrir l’accès à des bases aériennes de ces pays à nos avions et éventuellement aussi contribuer à des stratégies défensives beaucoup plus actives.
Exemple ? Nos alliés scandinaves pourraient traquer les sous-marins russes dès qu’ils sortent de leur port. Comme ça, on s’assure qu’ils ne vont pas chasser nos sous-marins. Enfin, les Polonais, les Finlandais ou d’autres, pourraient mettre à disposition des avions pour escorter nos propres avions en cas de raid nucléaire. Ainsi, notre raid serait mieux protégé pour aller frapper dans la profondeur du territoire adverse.
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Pour résumer, on peut augmenter l’Arsenal nucléaire. À mon avis, cela va être fait à long terme, mais cela va prendre plusieurs années, voire une bonne décennie. En attendant, certaines choses existent et ne demandent quasiment rien si ce n’est une décision politique. En plus, cela aurait le mérite d’apporter un signal très fort de coopération pour faire face à la Russie. La dissuasion nucléaire ne peut fonctionner que si vous avez une dissuasion des forces conventionnelles non-nucléaires qui sont importantes.
Et ça, on ne l’a pas en France car nous avons beaucoup misé sur le nucléaire. Nos partenaires européens pourraient apporter cette masse conventionnelle permettant de repousser le plus loin possible l’utilisation du nucléaire. Car le gros risque dans ces cas-là, c’est de se retrouver face à ce qu’on appelle du « tout ou rien ». Imaginons que la Russie attaque une petite partie de la Pologne, on ne va pas s’impliquer d’emblée avec du nucléaire – ce n’est pas crédible. Donc, il faut pouvoir repousser une action limitée. Et ça, les pays européens peuvent l’apporter.
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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne