Du concret : les quelque 750 participants – enseignants, chefs d’entreprises, étudiants – à la première édition de la Journée de l’Ingénierie, organisée par les responsables des quatre écoles d’ingénieurs du site Lyon-Saint-Étienne, le 15 avril, attendaient, logiquement, des réponses opérationnelles. Ils sont repartis avec des solutions, mais aussi un supplément d’âme… Face aux grands défis auxquels sont confrontés les entreprises, les citoyens et la société civile dans son ensemble, à commencer par l’impact du dérèglement climatique, mieux vaut anticiper plutôt que réagir, certes, mais encore faut-il définir dans quel modèle économique et sociétal ces actions s’inscrivent. Et clairement, l’actuel, jusqu’à présent extractiviste et productiviste, doit changer. Pour la bonne raison qu’il a atteint ses limites, celles de la planète. D’ailleurs, certains ingénieurs, pourtant habitués à l’efficacité à tout prix, le remettent en cause désormais.
Augmenter les externalités positives
C’est ainsi le cas de ceux de Setec, une entreprise d’ingénierie qui réalise des projets tout en répondant à la nécessité de préserver l’environnement et de lutter contre le dérèglement climatique. Pour ce faire, les professionnels de ce groupe « analysent les impacts des projets dans la construction, les transports, l’énergie… sur lesquels ils sont invités à travailler, et s’assurent de l’augmentation des externalités positives », explique Daniela Burla, directrice développement durable en charge de la démarche Ingénieurs & Citoyens pour Setec. Concrètement, cela veut dire que « nous vérifions si, entre le bois et le métal, l’un des deux affiche, dans un cas précis de construction, le ‘meilleur prix’ environnemental », ajoute-t-elle. Patrick Rakotondranahy, délégué régional Auvergne-Rhône-Alpes pour Enedis, exprime différemment cet engagement. « On ne peut plus faire comme d’habitude », tranche-t-il. Et cela tombe bien, « puisque nous avons les éléments pour changer : les compétences, notamment au niveau des ingénieurs et autres experts et innovateurs au sein des entreprises, et la volonté politique », estime-t-il. Sans oublier l’évolution, qui demande encore à être stimulée, des habitudes des citoyens. Et pas question, tonne François Gemenne, « d’opposer ces trois piliers que sont les solutions d’ingénierie, les changements comportementaux et les politiques publiques. » Ce spécialiste de géopolitique de l’environnement, auteur principal pour le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) et enseignant, a également pointé l’impératif d’une réflexion permanente sur l’adaptation face au dérèglement climatique, d’autant que de nouveaux impacts peuvent émerger qui n’auraient pas été envisagés. Si cette volonté d’adaptation existe bien et est maintenant couramment admise, « alors qu’elle pouvait être, il y a quelques années encore, considérée comme un frein aux efforts, toujours nécessaires, de réduction des émissions de gaz à effet de serre, explique François Gemenne, il reste encore à largement déployer des solutions pour continuer à nous adapter… »
Démystifier la géo-ingénierie
Parmi les outils, outre l’intelligence artificielle, se trouve la géo-ingénierie. Multiforme, elle englobe aussi bien des techniques de base, comme la peinture blanche sur des toits afin de réfléchir le soleil et ainsi refroidir les bâtiments, ou des avancées telles que le biochar, pour nourrir les sols tout en stockant du carbone, que des solutions plus controversées. Comme la fertilisation artificielle des océans pour accroître plancton et krill, l’envoi de souffre dans l’atmosphère, pour refroidir la planète, au même titre qu’une irruption volcanique le ferait, quand ce n’est pas l’idée de relier des satellites en orbite avec une membrane occultante, qui ferait de même – le tout sans se soucier des conséquences… En fait, il vaudrait mieux passer ces instruments au crible de trois questions : technique, éthique et de gouvernance. Autrement dit : que maîtrise-t-on ? A-t-on le droit d’utiliser ces techniques, et si oui, qui a le droit ? « Pour l’heure, en l’absence de réglementation, chacun peut faire ce qu’il veut », s’insurge François Gemenne, en prenant comme exemple une ONG qui a cherché à fertiliser une parcelle de l’océan, au risque de l’acidifier. Or les citoyens doivent être informés, ne serait-ce que pour se prononcer ou embarquer dans des projets.
Dépasser le techno-discernement
Autant de notions qui ont sous-tendu la réflexion générale de la Journée de l’Ingénierie. Certes, les formations d’ingénieurs incluent toutes aujourd’hui des cours sur la durabilité, mais « faire l’hypothèse que les gens vont être raisonnables, c’est faux ! », s’exclame Bernard Yannou, professeur des universités à CentraleSupélec, qui propose d’aller jusqu’à la réglementation, sur le nombre de voyages en avion qu’un individu peut faire, par exemple, pour lutter contre le dérèglement climatique.
Toujours est-il que puisque « le ‘progrès’ des années passées a rendu la planète invivable et que nous produisons trop, souligne de son côté Fabrice Bonnifet, directeur développement durable du Groupe Bouygues et président du C3D (Collège des directeurs du développement durable) : trop de nourriture et de vêtements qui sont jetés, par exemple, et qu’en parallèle, nous n’avons pas assez de métaux pour soutenir la transition, fondée en partie sur des véhicules électriques, la seule solution, au-delà du techno-discernement, c’est une forme de sobriété dans la consommation et de décroissance, en particulier sous forme de recyclage, dans la production de biens », assure-t-il. En fait, insiste Laetitia Gazagnes, ingénieure spécialiste de l’innovation durable et CEO d’Impuls’Innov, « chacun devrait se voir avant tout comme producteur plutôt que consommateur », quitte, pour les ingénieurs, « à réexaminer les besoins », ajoute-t-elle. Si les nécessités de base des humains doivent évidemment être satisfaites, l’innovation, frugale, et l’ingénierie, maîtrisée, sont là pour construire un nouveau modèle économique et sociétal.
La Tribune Partenaire