Féminisme, transgressive, mythique et insoumise : “Carmen”, une héroïne toujours aussi actuelle, 150 ans après

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Féminisme, transgressive, mythique et insoumise : “Carmen”, une héroïne toujours aussi actuelle, 150 ans après





















Une version flamenco de « Carmen » sur une scène de Nanning, en Chine, en janvier 2024.
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Créée dans un parfum de scandale il y a 150 ans, en mars 1875, « Carmen » s’est imposé, depuis, comme l’un des opéras les plus joués au monde. Héroïne insoumise, femme fatale ou figure féministe avant l’heure ? En 2025, son chant de liberté continue de brûler les scènes et d’interroger notre époque.

1875. Paris bruisse encore des échos de la guerre franco-prussienne. La Troisième République, vacillante, cherche à s’enraciner, tandis que l’effervescence des cafés-concerts anime les boulevards parisiens. Dans cette époque tiraillée entre espoir et désillusion, une femme fait irruption sur scène, toute de rouge vêtue, avec son regard de braise et son chant envoûtant. C’est Carmen. En quelques heures, elle enflamme l’Opéra-Comique et scandalise la bonne société. Loin des héroïnes vertueuses et tragiques qui peuplent les scènes de l’époque, elle est sauvage, sensuelle, insaisissable. Elle aime, elle séduit, et elle meurt – mais en femme libre.

Le soir de sa naissance, à l’Opéra-Comique, une révolution s’opère sous les dorures feutrées du théâtre. Loin des figures féminines idéalisées que l’on attend d’un opéra, Carmen dérange. Inspirée de la nouvelle éponyme de l’écrivain Prosper Mérimée (1803-1870), Carmen n’est ni victime, ni repentie. Elle se joue des conventions et des hommes, et choisit son destin avec une audace troublante : elle séduit le brigadier Don José avant de se détourner de lui pour le torero Escamillo, déclenchant ainsi la jalousie et la tragédie.

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Georges Bizet, son compositeur, a donc fait le choix d’imaginer une héroïne à part, une Bohémienne insoumise dont la voix claque comme un défi lancé à l’ordre établi. Le public bourgeois, habitué aux amours contrariées mais toujours morales, vacille devant cette femme qui ne s’excuse de rien et refuse la soumission.

Une histoire de transgression

Le scandale est immédiat. Le livret, jugé trop cru, choque. L’énergie brute de la musique, l’ardeur des chants, le réalisme d’une tragédie où l’on meurt non par devoir ou sacrifice, mais par passion et liberté, font vaciller les certitudes d’une époque en quête de stabilité. L’accueil est glacial, les critiques acerbes et assassines. Pourtant, quelques mois après la mort prématurée de Bizet, la même année, 1875, Carmen conquiert le monde. Elle traverse les frontières, s’impose sur toutes les scènes, se transforme en mythe. Et ce qui hier effrayait devient bientôt une évidence : en Carmen, la modernité a trouvé son premier grand visage féminin, libre et indomptable.

Aujourd’hui, 150 ans plus tard, cet opéra demeure l’un des plus joués au monde, célébré pour sa musique magistrale et son portrait bouleversant de la passion humaine. Pourquoi une œuvre née dans la controverse continue-t-elle de résonner avec autant de force ? Quelles blessures de l’âme humaine touche-t-elle si profondément ?

Au-delà des mélodies inoubliables de Georges Bizet, Carmen raconte une histoire de transgression, d’émancipation et de fatalité. Cette œuvre interroge les frontières entre liberté et domination, entre exotisme et stéréotypes, entre l’amour et la mort. À l’heure où les questions de genre, de culture et de liberté continuent de fracturer les débats, cette héroïne intemporelle pose encore, avec audace, des questions brûlantes.

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Ce n’est pas seulement par son personnage que Carmen bouscule l’ordre établi. Sa musique elle-même est un geste de rupture. Georges Bizet y déploie des sonorités audacieuses, mêlant des influences populaires espagnoles à une écriture lyrique raffinée. « Sur un plan purement musical, Bizet est le compositeur français qui pousse alors les audaces harmoniques le plus loin à l’opéra depuis la mort de Berlioz. Sous une parure sonore attrayante, la partition de Carmen cache une écriture vocale fouillée, une orchestration extrêmement recherchée, avec nombre de hardiesses et tensions. Le travail sur les leitmotivs [des motifs musicaux répétés] accède ici à un degré atteint par peu de ses compatriotes contemporains (Gounod, Lalo, Saint-Saëns et Massenet exceptés) », explique à Marianne le conférencier musicologue Patrick Favre-Tissot, également historien de la musique. Et de préciser : « Au fond, sa force réside dans l’exploit d’un camouflage par la pure séduction mélodique. Tout ceci contribue à l’originalité d’un chef-d’œuvre, déjà impérissable à l’oreille, apte à traverser le temps. ».

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Cette subversion musicale se conjugue intimement à la transgression morale qui soutient le récit : « Le sujet de Carmen est révolutionnaire ; sa musique est universelle. Carmen nous parle d’amour libre au féminin : tu me plais, je reste, tu me lasses, je te quitte. À aucun moment, Carmen n’envisage son amour pour Don José sous l’angle bourgeois, avec mariage et enfants à l’horizon : elle aime, mais sans promesse de durée », complète Chantal Cazaux, docteur en musicologie et agrégée d’éducation musicale.

La subversion est aussi politique et Bizet joue sur cette ambiguïté : « L’art est alors intimement lié à la politique. Bizet apprécie la musique de Wagner alors même qu’elle est celle de l'”ennemi” de 1870 », rappelle Chantal Cazaux​. En effet, à travers ce prisme, les critiques qui accusaient Carmen de wagnérisme ne visaient pas seulement des choix esthétiques, mais dénonçaient aussi un soupçon d’infidélité nationale.

À la périphérie du naturalisme de Zola

En outre, Carmen continue de susciter des interrogations sur la représentation des femmes et des minorités. « Carmen repose évidemment sur plusieurs clichés de la vision de la femme comme objet du désir masculin, de la “Gitane” à l’exotisme sursexualisé », note Chantal Cazaux​. Cigarières aux jupes relevées, danses lascives, rivalités amoureuses… L’œuvre n’échappe pas à l’imaginaire sexiste de son époque.

Mais c’est précisément cette ambiguïté supplémentaire qui fait la force de Carmen. Loin de se réduire à une simple figure fantasmée, elle déjoue constamment les attentes. « L’arrestation de Carmen est montrée comme injuste et violente ; Carmen constate elle-même l’inanité de sa danse face à Don José » , poursuit la spécialiste​. L’opéra ne se contente pas d’exhiber la violence des hommes : il la met en question, la dénonce. Patrick Favre-Tissot-Bonvoisin abonde dans ce sens et reconnaît à cette œuvre « une aspiration féministe naissante à la liberté de comportement et, surtout, d’aimer. Elle est inscrite à la périphérie du naturalisme de Zola ».

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Carmen, bien plus qu’un personnage d’opéra, est donc une figure de l’insoumission, une flamme qui défie les normes sociales, politiques et artistiques. En 1875, elle choquait par sa liberté ; aujourd’hui, elle fascine par sa modernité. Chaque mise en scène, chaque réinterprétation est l’occasion de questionner notre rapport au pouvoir, au genre, à la passion. Sa voix résonne toujours, vibrante, insolente, indomptable. Un écho de liberté que ni le temps ni la mort n’ont pu faire taire.


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