Sur l’île sud-coréenne de Jeju, les ministres du Commerce des 21 économies de l’Asie-Pacifique (Apec) se retrouvent ce jeudi pour une réunion cruciale placée sous haute tension par la persistante guerre commerciale qui ébranle les équilibres mondiaux. Cette rencontre de deux jours offre une nouvelle arène, potentiellement décisive, pour des échanges bilatéraux, notamment entre les poids lourds chinois et américains.
En marge de cette assemblée, le représentant américain au Commerce, Jamieson Greer, a croisé le fer diplomatique avec le vice-ministre chinois du Commerce, Li Chenggang. Si les détails de cette entrevue restent confidentiels, sa tenue même souligne l’urgence du dialogue entre les deux nations, dont les frictions douanières ont des répercussions profondes sur l’ensemble de la région. Pour rappel, M. Greer était présent à Genève aux côtés du secrétaire américain au Trésor, Scott Bessent, pour sceller une fragile trêve de 90 jours dans l’escalade des surtaxes. D’autres rencontres bilatérales sont attendues, dont un entretien entre M. Greer et le ministre sud-coréen du Commerce et de l’Industrie, Ahn Duk-geun, illustrant le rôle pivot de l’Apec comme plateforme de communication essentielle.
L’Apec, un forum à l’épreuve de son utilité face aux turbulences
Fondée en 1989, l’Apec rassemble 21 économies riveraines du Pacifique, de l’Australie au Chili en passant par la Chine, les États-Unis et la Russie. Ce bloc représente un poids économique considérable : 37 % de la population mondiale, 60 % du PIB global et la moitié du commerce planétaire. Pourtant, la guerre commerciale lancée par Washington soulève des questions quant à l’efficacité réelle de cette organisation face à des enjeux géopolitiques majeurs.
« L’Apec a toujours eu du mal à prouver son utilité, c’est un incubateur de mesures non contraignantes », analyse Deborah Elms, experte de la Heinrich Foundation. Néanmoins, elle concède que « c’est précieux quand le système commercial mondial est contesté : elle offre des opportunités de communiquer de façon formelle et informelle », permettant aux responsables de divers pays de se rencontrer et de favoriser une meilleure compréhension mutuelle. Christopher Findlay, professeur à l’Australian National University, rappelle que « la déclaration des dirigeants de l’Apec en sommet au Pérou fin 2024 rappelait leurs ambitions pour une intégration économique régionale accrue ». Le ministre sud-coréen Cheong In-kyo a d’ailleurs insisté en ouverture de la réunion sur le fait qu’« alors que des incertitudes croissantes pèsent sur l’économie et le paysage commercial mondiaux (…), le rôle de l’APEC est plus crucial que jamais ».
Le commerce régional un rempart illusoire contre la tempête douanière ?
Si les pays d’Asie semblent se rapprocher économiquement de la Chine, à la fois comme marché et via l’expansion des chaînes de production, avec des relocalisations d’industries vers des pays comme le Vietnam ou la Thaïlande pour contourner les mesures américaines, Katrina Ell, économiste chez Moody’s Analytics, tempère cet optimisme. « Les États-Unis restent une destination finale critique et majeure pour les biens qu’ils produisent. L’Asie demeure vulnérable à la politique commerciale chaotique » américaine, souligne-t-elle. Les prévisions de l’Apec sont d’ailleurs éloquentes : la croissance des exportations des pays membres devrait stagner (+0,4 %) en 2025, contre un bond de 5,7 % l’an dernier.
Malgré des intérêts parfois divergents, la majorité des membres de l’Apec s’accordent sur la nécessité de défendre leurs échanges. « Le positionnement protectionniste américain fournit une puissante impulsion pour les négociations commerciales bilatérales ou multilatérales en dehors des États-Unis », avec des pays « se précipitant pour tenter de solidifier leurs liens », confirme Mme Ell. Cependant, Carlos Kuriyama, directeur des politiques publiques à l’Apec, met en garde : « Les États-Unis sont la plus grande économie du monde. Il sera difficile » de les remplacer par des marchés alternatifs, jugeant indispensable « une désescalade » impliquant Washington.
Quelles perspectives pour sortir de l’impasse à Jeju ?
Le ministre sud-coréen Cheong In-kyo a exprimé son espoir que cette réunion à Jeju « posera des bases solides pour le dialogue et la collaboration afin de surmonter les défis politiques et économiques ainsi que les incertitudes ». Les rencontres bilatérales entreprises par M. Greer pourraient effectivement débloquer certaines négociations commerciales engagées par Washington avec ses partenaires. Deborah Elms insiste sur le « rôle-clé de l’Apec comme opportunité pour organiser de telles rencontres bilatérales ».
Pour Kim Dae-jong, professeur à la Sejong University, les États-Unis eux-mêmes « pourraient reconnaître à Jeju l’importance de l’expansion du commerce pour l’économie mondiale ». Toutefois, les profondes divergences entre la Chine, les États-Unis et la Russie risquent de compromettre toute coopération significative à l’échelle de l’Apec. Kim Yong-jin, de la Sogang University, se montre sceptique quant à l’adoption d’une déclaration commune forte : « C’est crucial que les ministres s’entendent pour adopter une attitude rationnelle, mais Washington ne semble pas adopter une approche rationnelle », obsédé par la seule question du déficit commercial, avertit-il. L’issue de ces deux jours de discussions à Jeju reste incertaine, mais elle pourrait bien dessiner les contours des futures relations commerciales dans une Asie-Pacifique tiraillée entre les impératifs de la coopération et les réalités d’une confrontation économique globale.
(Avec AFP)
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