Bastien Ohier / Hans Lucas via AFP
Billet
Par Isabelle Barbéris
Publié le
Maître de conférences en arts de la scène à l’Université Paris Cité et essayiste, Isabelle Barbéris explique dans un billet pour « Marianne » pourquoi l’extrême droite aime utiliser l’image d’une France gangrenée. Selon elle, cette métaphore permet de cultiver l’illusion autarcique de la France.
Michel Foucault disserta sur la lèpre, la peste, la syphilis et les dispositifs répressifs que ces maladies ont favorisés. Susan Sontag s’est intéressée aux imaginaires de la maladie, notamment le cancer, la tuberculose et le sida : pour elle, l’utilisation de « la maladie comme métaphore » était une manière d’occulter la souffrance humaine pour justifier des formes de déshumanisation. Chaque époque semble sécréter sa propre métaphore nosologique pour décrire ses angoisses d’anéantissement.
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Qu’en est-il de notre société post-Covid et ultra-connectée (« virale »), qui s’avère particulièrement hantée par la peur de la contamination ? Surprise, la métaphore qui revient de façon obsessionnelle n’est pas du tout contemporaine : son référentiel va au contraire fouiller dans les strates enfouies de l’histoire des sociétés humaines. Il s’agit de la gangrène. Qu’est-ce que cette « maladie comme métaphore » révèle de notre rapport au corps social, et en quoi son usage – particulièrement appuyé – par l’extrême droite raconte de notre spectre politique ?
Une métaphore d’extrême droite
Même si la référence revient de temps en temps à l’extrême gauche, notamment depuis son aile la plus identitaire et sectaire, nous avons bien affaire à un élément de langage de l’extrême droite : pas une émission de CNews qui ne martèle le mot. Telle région serait gangrenée, et bien entendu, par extension du mal, la France tout entière.
La justice serait gangrenée, mais aussi l’université, les syndicats, les mouvements féministes, les associations, etc. La métaphore appelle toujours un complément d’agent : on est gangrenée par l’islamo-gauchisme, le wokisme, le frérisme, mais la cause de la gangrène est toujours une cause idéologique, pour dénoncer « le poisson qui pourrit par la tête » (métaphore apparentée).
La gangrène s’inscrit donc dans l’héritage des usages répressifs de la maladie comme métaphore, mais avec des spécificités qui lui sont propres. Dans l’imaginaire collectif, la gangrène ne connaît pas d’autre remède que l’amputation. Autrement dit, on ne la guérit pas, ou on ne la guérit que par retranchement de la partie du corps condamnée : l’image de l’amputation survient avec celui de la gangrène.
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Rapportée au corps social comme organisme, cela signifie que le diagnostic de gangrène appelle un remède radical, ne passant pas par le soin, la réparation mais par la destruction de la partie désignée comme malade. Et cette destruction doit être immédiate, dans les plus brefs délais pour éviter la propagation : l’image dissimule la notion d’ « accélération réactionnaire », forgée par Lorenzo Castellani, et rejoint ainsi le champ conceptuel du Dark enlightenment (le socle idéologique du trumpisme).
Décadentisme
C’est ici que se présente la seconde « singularité » de la gangrène : il ne s’agit pas d’une maladie exogène, provoquée par une cause extérieure (infection bactérienne, toxine, traumatisme, etc.), comme dans le cas des maladies étudiées par Michel Foucault et Susan Sontag. Même si, cliniquement parlant, il peut exister des facteurs extérieurs provoquant la gangrène, elle reste, dans les mentalités, associée à un processus auto-dégénératif.
En tant que processus d’autodestruction, la gangrène renvoie donc à la pensée décadentiste. Elle sécrète une vision du monde repliée sur elle-même. Elle cultive l’illusion autarcique que la France pourrait trouver des solutions purement endogènes, en se coupant du reste du monde, en revenant à son essence première et en se débarrassant de ses membres inutiles.
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La gangrène appartient à un imaginaire profondément décadentiste et réactionnaire, qu’il appartient de considérer avec circonspection, avec le bon microscope… et en bon « observateur des maladies sociales », selon le mot de Victor Hugo.
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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne