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Billet
Par Isabelle Barbéris
Publié le
Pour notre chroniqueuse Isabelle Barbéris, la prolifération dans le discours médiatico-politique de l’expression « l’arroseur arrosé » recouvre une vraie dimension idéologique, contre les « mal-pensants ».
« Trompeurs, c’est pour vous que j’écris : Attendez-vous à la pareille » : telle est la mise en garde de Jean de La Fontaine en guise de morale du Renard et la Cigogne. Au-delà du plaisir procuré par le renversement de situation, comment interpréter la propagation de la métaphore de l’arroseur arrosé et du trompeur trompé dans la sphère médiatico-politique ?
Dindons de la farce ?
Commençons par quelques illustrations pour incarner le propos. À petite échelle : l’information remonte à quelques semaines ; elle a honteusement été mise sous le boisseau par un milieu culturel qui n’aime pas beaucoup voir trembler ses certitudes. Le metteur en scène David Bobée, à la tête du colossal Théâtre du Nord, véritable Don Quichotte du théâtre public qui nous a habitués à enfourcher tous les dadas de la « culture éveillée », s’est retrouvé sous le feu des appels à la censure du collectif féministe NousToutes, furieux de la diffusion de son spectacle Black Label qui donne la vedette à Joey Star, reconnu coupable de violences conjugales en 2009. Doublé par plus éveillé que lui ? On image en tout cas le malaise – le même exprimé par la journaliste Élodie Safaris, prise dans une tempête numérique après avoir eu le malheur de critiquer son propre camp politique au sujet de l’affiche représentant Cyril Hanouna sous les traits du juif Süss… et accusée d’avoir commis « le tweet de trop ». Il en va ainsi dans le merveilleux monde éveillé : c’est littéralement mécanique, on tombe toujours sur plus éveillé que soi.
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Grande échelle : Elon Musk, les patrons des GAFAM, les grands industriels nord-américains se retrouvent en plein « retour de boomerang » quelques semaines à peine après leur ralliement ancillaire à Donald Trump. La nouvelle politique douanière du Président fraîchement élu les met dans une situation plus que délicate…. Et voilà que Marine Le Pen, qui avait fait de l’inéligibilité et de la posture d’intransigeance son fonds de commerce, se retrouve elle-même sous le coup d’une condamnation à être inéligible !
Les commentateurs se tordent de rire : tous sont des arroseurs arrosés. L’expression sature en effet le champ médiatique. Elle ironise sur la façon dont gouvernants et dirigeants se trouvent pris à leur propre jeu. La mise en situation saisissante ridiculise sur le vif ceux qui se croyaient hors d’atteinte. Elle mobiliste notre culture mainstream : non seulement le film de Louis Lumière, aussi intitulé Le Jardinier et le Petit espiègle (1895), dans lequel on voit l’outil se retourner contre son maître, mais tout une culture populaire ancestrale reposant sur la farce, la foire, le carnaval et le gag. C’est le film de Lumière qui forgea l’expression, inexistante avant lui, mais l’on trouve des équivalents qui la précède de loin : le motif du « trompeur trompé », par exemple, constitue un lieu commun depuis la Renaissance, et un sujet d’éloquence apprécié, qui donna son titre à plusieurs chansons, divertissements et pièces de théâtre…
Quand la farce devient politique
Le personnage subit le contrecoup de ses actes, par effet boomerang : il s’agit là d’un ressort essentiel de la farce et de son renversement de situation, de Plaute à Ionesco, en passant par Molière. Le champ politique a recyclé la métaphore, avec un double effet : le ridicule, et la transformation de la scène politique en slapstick géant, en farce généralisée. Il couve bien entendu pas mal d’énergie populiste sous cette petite métaphore d’apparence innocente, qui transforme le politique en punching ball et en « bourreau de lui-même ».
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Outre la saveur du renversement de situation, l’arrosage de l’arroseur le désigne comme responsable, voire comme coupable : « le criminel revient toujours aux lieux de son crime, comme le boomerang au pied de son maître », écrivait déjà Eugène Sue. Coupable de son propre malheur, sans doute, mais aussi coupable d’idéologie, littéralement « la parole d’une seule idée », bref coupable de pensée unique. Unique, c’est-à-dire mécanique. Car ce que vient révéler l’arroseur arrosé, c’est la mécanicité du phénomène qui se retourne contre son initiateur ou son promoteur. Et qui dit mécanicité, dit automatiquement esclaffade. Le gag prend dès lors tout son sens politique : l’arroseur arrosé met en lumière la composante mécanique de toute idéologie, son principe de reproduction parfaitement stupide, et sa dimension morbide : car le mécanique, bien entendu, c’est ce qui s’oppose à la vie. Et le vivant a besoin de nuances, de souplesse, de respiration là où l’idéologie ne tend qu’à faire système, à grossir, grandir, bégayer selon le principe de l’action et de la réaction (3e loi de Newton)… en dépit de toute humanité.
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Les arroseurs arrosés se retrouvent les doigts pris dans l’engrenage qu’ils ont déclenché, et cet engrenage est idéologique, qu’on le nomme « trumpisme », « identitarisme », « campisme », « sectarisme », c’est le sort de toute mécanique idéologique de rencontrer le vide… et de se retourner contre le propagandiste !
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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne