Jc Milhet / Hans Lucas
Silence ça parle !
Par Valentine Daru
Publié le
Conversations téléphoniques en haut-parleur, vidéos YouTube ou journal d’information au volume maximum… bienvenue dans l’ère de l’incivilité ordinaire, celle qui ponctue vos trajets quotidiens, du métro jusqu’au train. Pour un Français sur deux, il est normal de téléphoner avec le haut-parleur dans les lieux publics. Agacée, la moitié restante n’a d’autres choix que de s’accommoder à ces comportements pénibles, craignant de provoquer l’ire de ces quidams sans retenue. Reportage.
Le mercredi 23 avril, les Grandes Gueules du plateau de RMC débattaient d’un chiffre surprenant : un Français sur deux juge normal de téléphoner en haut-parleur dans les lieux publics. Le chiffre, qui renvoie à un sondage Ifop*, met en exergue un phénomène qui prend de l’ampleur notamment dans les lieux publics, et particulièrement dans les transports en commun. Écart générationnel ou question d’éducation ? « Marianne » a arpenté les lieux qui cristallisent ces tensions. Reportage.
« Les gens vivent pour eux »
À écouter les usagers des transports en commun, rares sont les trajets qui se déroulent sans avoir à pester – intérieurement – contre ces voyageurs qui font fi des règles élémentaires de courtoisie. « Quand on est dans le métro ou le train, on doit en permanence supporter des conversations qui ne nous concernent pas », souffle Patrick Bouvier, 72 ans, avant de s’engager sur le quai direction Mont-de-Marsan (Landes) pour visiter des amis.
« Les gens vivent pour eux et se soucient moins des autres, aussi car avec leur téléphone, ils sont dans leur bulle. Même dans les musées, j’ai vraiment été surprise », explique Amélie, 48 ans, après un week-end prolongé dans la capitale. Quelques minutes auparavant, la quadragénaire était attablée à une terrasse d’un café au sein de la gare Montparnasse, à côté d’un sexagénaire qui « hurlait au téléphone et se croyait seul au monde », au milieu des autres clients, interloqués.
À LIRE AUSSI : La sécurité dans les transports ? “Marianne” a passé pour vous une journée dans le métro
Nicolas, 46 ans, se dit « franchement dérangé » par ces comportements qu’il juge « irrespectueux ». Pour l’ancien parisien, qui a migré à Saint-Malo depuis quelques années, ces situations sont plus difficiles à supporter dans le train, plus calme que le métro, caractérisé par un brouhaha permanent. « À partir du moment où les gens sont tout le temps sur leur téléphone, ils ne font pas attention à ce qu’il se passe à côté. Tout à l’heure, une vieille dame est venue me voir pour l’aider à trouver son billet sur son téléphone parce que j’étais le seul à ne pas être scotché sur mon écran », explique Julien, 30 ans, sur son trajet du retour vers la Normandie. « Quand je ne bosse plus j’essaie d’oublier le boulot plutôt que de tout le temps faire la guerre aux gens », reconnaît le gendarme qui exerce dans l’Est.
Pour Laura, 36 ans, ce phénomène est loin d’être nouveau. « C’est là depuis qu’on a des téléphones portables », arguant que ces situations sont plus fréquentes dans les trains. Si la jeune femme se dit peu dérangée par ce type de comportements – mais qu’elle ne s’autorise pas, « par principe » – elle reconnaît qu’elle ne sort jamais sans son casque. Une stratégie partagée par Théo, 32 ans, ancien résident de Pontault-Combault, une ville située sur le RER E. « Je mets mes écouteurs et je pense à autre chose. Ce n’est pas un sujet qui me donne envie d’écrire des tweets énervés », rigole le néotoulonnais.
Génération écouteurs
« Je pense que c’est une question de génération. Il y a peut-être des gens aujourd’hui qui sont d’une génération qui accepte cette nouvelle norme (…) les jeunes n’en sont pas choqués », affirmait hier le chroniqueur Étienne Liebig sur le plateau de RMC. Pourtant, si les plus jeunes sont aussi les plus gros consommateurs de contenus vidéos et les plus accros à leur téléphone, ils apparaissent aussi comme les mieux appareillés en casques et écouteurs connectés. « On est une génération écouteurs », explique Yuna, 22 ans, originaire de Bordeaux.
À LIRE AUSSI : Jacques Julliard : “Le wokisme est la maladie sénile de l’individualisme bourgeois”
Sous les néons blafards des wagons de la ligne 13, Safia, 57 ans, swipe sans relâche les vidéos TikTok sans casque ni écouteurs et le volume légèrement baissé. « Car il y a des gens à côté », se justifie-t-elle. La quinquagénaire se dédouane de ne pas porter d’écouteurs car ces derniers lui font mal aux oreilles. Elle balaie également l’idée d’adopter un casque audio. Elle se dit pourtant elle aussi agacée par le comportement des autres voyageurs. « Il y a deux semaines, dans le train, le passager derrière moi a passé tout son trajet au téléphone. Le contrôleur lui a fait deux réflexions mais il n’a rien écouté. Alors si ça vient de moi… ».
Un voyageur qui a eu de la chance. Le 2 février dernier, dans la gare de Nantes, un passager qui utilisait son téléphone en mode haut-parleur s’est vu infliger une amende de 150 euros par des agents de la SNCF selon Ouest-France, et majorée à 200 euros après que l’homme ait refusé de payer. L’article rappelle que le Code des transports réglemente et sanctionne l’usage d’instruments sonores (article R2241-18). Safia, elle, assure ne jamais passer d’appels dans les transports en commun, surtout car elle « n’entend rien ». Pas tellement par souci de déranger les autres passagers, donc.
Au premier étage de la gare Montparnasse Kamel, 55 ans, s’est laissé choir sur une chaise pour visionner une vidéo, là aussi sans écouteurs. « Je ne mets pas le volume très fort mais je ne peux pas brancher les écouteurs et charger mon téléphone en même temps », se défend l’homme de 55 ans, qui s’installe quotidiennement sur les fauteuils de la gare pour profiter du wifi gratuit.
À LIRE AUSSI : Transports : aux origines (politiques) de la création du RER à Paris
Grégoire, le compagnon d’Amélie, estime que les personnes âgées sont plus souvent à l’origine de ce type de comportements. « Ils ne sont pas très à l’aise avec la technologie, et en plus ils sont un peu sourds », s’amuse-t-il, avant d’emprunter la voie pour le train, direction Marmande (Lot-et-Garonne). « Ça arrive que les oreillettes soient mal connectées », se moque également Nicolas, dans une rame de la ligne 6. Le quadragénaire assure qu’il n’hésite jamais à faire une remarque, notamment car les gens le prennent bien, « à chaque fois ».
« Personne ne va vous aider si on vous agresse »
Nombreux sont pourtant les individus à prendre sur eux de peur de provoquer des altercations. Sur le parvis de la Gare Montparnasse, Patrick explique préférer mettre ses écouteurs plutôt que de faire des réflexions. « Je ne dis rien parce que maintenant il y a trop d’agressions. J’ai déjà vu des rixes parce qu’on a demandé à la personne de baisser le son », assure le retraité parisien.
Safia préconise elle aussi la prudence. « On sait très bien que dans les transports en commun, personne ne va vous aider si on vous agresse ». La quadragénaire se remémore une violente dispute après avoir demandé à une jeune fille de baisser le son de son téléphone, il y a de ça quelques années. « Quand je suis sortie, une dame est venue me voir pour me remercier de ce que j’avais fait », déclare-t-elle. Un silence éloquent, et qui en dit long sur l’état des incivilités dans l’espace public. « Je ne ferai pas de réflexions, je mettrai mes écouteurs, je n’irai pas chercher la merde », reconnaît de son côté Clara, 17 ans, originaire de Brest (Bretagne), venue à Paris pour assister au concert du groupe de rock Chase Atlantic.
*Sondage Ifop paru en 2023
Nos abonnés aiment
Plus de Société
Votre abonnement nous engage
En vous abonnant, vous soutenez le projet de la rédaction de Marianne : un journalisme libre, ni partisan, ni pactisant, toujours engagé ; un journalisme à la fois critique et force de proposition.
Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne