© AFP
Entretien
Propos recueillis par Etienne Campion
Publié le
Et si, au nom de la sécurité, nous étions en train de renoncer à nos libertés ? Dans son roman dystopique, « Coupable liberté » (Fayard), l’avocat Jean-Yves Leborgne explore les dérives d’une société lisse, contrôlée, où toute singularité devient suspecte.
Dans un monde où la quête de sécurité semble parfois l’emporter sur les aspirations à la liberté, Jean-Yves Leborgne signe un roman dystopique percutant qui interroge notre présent autant qu’il projette un avenir inquiétant : Coupable liberté (Fayard). Avocat de renom et fin observateur des dérives sociales, il imagine l’année 2070 comme une époque où la paix se paie au prix fort : celui de l’uniformisation, du contrôle généralisé et du sacrifice des individualités. À travers le personnage de Théo, il explore les tensions entre confort et conscience, égalité et liberté, ordre et pensée.
Marianne : Votre roman décrit une société où la sécurité et le contrôle semblent omniprésents. Pensez-vous que notre monde actuel prenne déjà cette direction, et quels signaux vous inquiètent le plus ?
Jean-Yves Leborgne : La tranquillité en 2070 est devenue un idéal qui implique la disparition de toutes les sources de conflit : la religion, la politique, l’inégalité sociale – financière ou culturelle. On se méfie de la différence, devenue l’aspect visible et symbolique de l’injustice. Un amour sans limite pour l’égalité a installé une sournoise préférence pour une uniformité sinistre et une immobilité mortifère. En 2025, cet état d’esprit ne s’est pas encore vraiment installé, mais on le sent poindre comme une évolution logique, menaçante et peut-être inéluctable.
Théo, votre personnage principal, passe d’un sentiment de confiance à une prise de conscience brutale. Pensez-vous que nous sommes souvent trop passifs face aux restrictions de nos libertés au nom de la sécurité ?
Théo est solidaire du monde de paix qui s’est construit autour de lui avec son approbation. Il arrive toutefois qu’il s’y sente mal à l’aise, sans véritablement en saisir la raison. Ses contemporains aiment la torpeur qu’on appelle le confort et la médiocrité qui dispense de l’effort. Le citoyen moyen a renoncé à l’excellence, que l’orgueil conseille et que la morale réprouve. La tendance à la perfection a toujours été l’apanage d’un petit nombre, mais elle est longtemps demeurée l’idéal de tous. En 2070, le critère de normalité est dans un niveau culturel moyen, des revenus qui dispensent de la jalousie et le rejet de toute métaphysique qu’on prend pour de la tolérance. Théo, qu’une éducation désormais désuète a marqué, voue un culte à l’effort et à la réussite. Il a le goût de la perfection et le souvenir de la transcendance. Un homme, pense-t-il, doit marcher en guidant son pas sur les étoiles qui symbolisent les plus hautes valeurs.
À LIRE AUSSI : Marie Dosé, avocate : “Il faut protéger #MeToo de la tentation de l’arbitraire”
Ce qui le rattache inconsciemment à un monde ancien le place peu à peu dans la marginalité. Il va s’apercevoir que les temps nouveaux ont conduit la société où il vit à ne plus comporter que des personnages si identiques qu’on ne les distingue plus les uns des autres. Dès lors, toute personnalité originale devient une provocation, une injure faite à l’homme normal. En sommes-nous aujourd’hui déjà arrivés à cette obligation d’immobilisme ? Celui qui se distingue ne se signale-t-il pas en même temps à la vindicte de la masse ? On ne tolère l’homme supérieur – celui qui, sans vergogne, ne me ressemble pas – qu’à la condition qu’il ne revendique ni pouvoir, ni considération qu’on n’accorderait pas à un autre.
En tant qu’avocat, votre métier vous confronte aux limites de la justice et des libertés individuelles. En quoi votre expérience a-t-elle influencé l’univers dystopique de votre roman ?
L’avocat que je suis a vu les interdits proliférer et les normes se multiplier. Les droits individuels – ceux du coupable et de l’innocent, ce sont d’ailleurs les mêmes – ont peu à peu été perçus comme les faiblesses d’un humanisme dépassé. En 2070 – mais peut-être déjà aujourd’hui – la paix publique est un objectif qu’il faut atteindre, quels que soient les sacrifices à consentir. On affirme sans la moindre gêne qu’il est scandaleux qu’un criminel (supposé) ait encore des droits et la liberté de se défendre. La protection de l’ordre mérite-t-elle qu’on oublie les principes fondateurs ? La dignité d’un modèle politique est, à mes yeux, dans la conciliation entre l’ordre et la liberté individuelle.
À LIRE AUSSI : Port du voile avec la robe : saisi par un syndicat d’avocats, le Conseil d’État confirme l’interdiction
Et si la morale ne peut plus triompher que par la contrainte, il faut constater l’échec de l’éducation et de la pensée dominante. En 2070, on a choisi : l’ordre est au-dessus de tout. Un puissant désir de contrôle de toutes choses obsède les autorités et traverse la vie de Théo. Il ne le comprendra qu’à la fin de l’histoire, lorsque se révélera l’étrange lien qui le rattache malgré lui au stade ultime de la domestication de toute liberté.
Votre livre met en lumière un paradoxe : une société trop sécurisée peut-elle finir par étouffer ceux qu’elle prétend protéger ? Pensez-vous qu’il existe un équilibre possible entre sécurité et liberté ?
Il faut se méfier d’un goût trop prononcé pour la sécurité ; il pourrait être à l’origine d’un rejet de toute nouveauté. La surprise serait bientôt un trouble insupportable. Or, la liberté est une capacité d’inventer ou de dire non, qui, tout naturellement, bouleverse les habitudes et les idées reçues. La liberté est dérangeante par nature. Théo va expérimenter que la moindre émancipation – même sous la forme anodine d’un trait d’humour – peut être insupportable et revêtir l’aspect d’un crime social. Ce qui est nouveau, original, imprévu s’exprime le plus souvent dans la contradiction avec ce qui existait jusqu’alors. La liberté perturbatrice finit naturellement par être détestée par ceux qui aspirent au sinistre repos et à la jouissance paisible.
À LIRE AUSSI : Le régime algérien demande à Boualem Sansal de prendre un avocat “non juif”
Ainsi s’installe, à la demande du peuple, un interdit absolu de la fantaisie, perçue comme une émancipation antisociale. La dictature a souvent été imposée aux hommes par des autocrates ivres de pouvoir. La dictature est, dans l’imaginaire collectif, une structure produite par la violence, ce qui est le plus souvent exact, même si parfois le renoncement des opprimés conforte le système. J’ai imaginé que le peuple lui-même, lassé des soubresauts de la liberté, en vienne dans quelques décennies à exiger que s’installe un ordre sévère qui le garantirait des fantaisies de l’esprit humain. Théo parviendra-t-il à sauvegarder un peu de liberté ? Utinam hoc tempus ne veniat ! (« Fasse le ciel que ce temps n’advienne jamais ! »)
Nos abonnés aiment
Plus d’Agora
Votre abonnement nous engage
En vous abonnant, vous soutenez le projet de la rédaction de Marianne : un journalisme libre, ni partisan, ni pactisant, toujours engagé ; un journalisme à la fois critique et force de proposition.
Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne