“J’étais trop petit pour être intéressant” : derrière la condamnation d’un viticulteur, la détresse de toute une filière

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“J’étais trop petit pour être intéressant” : derrière la condamnation d’un viticulteur, la détresse de toute une filière





















“À moins de 3 € la bouteille, on perd de l’argent”, dénonce Théo Hernandez, viticulteur et Secrétaire général adjoint des Jeunes Agriculteurs de Gironde.
Alexandre Abellan/JA 33

Vin d’infortune

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Théo Hernandez, viticulteur, a été condamné ce 9 avril par le tribunal de Libourne (Gironde) à 500 euros d’amende avec sursis pour avoir « détérioré » des étiquettes de vins vendus à moins de 3 euros dans des supermarchés, en mars 2024. Il raconte à « Marianne » son combat et celui de tant d’autres, à l’image de Cédric, qui a dû liquider son exploitation.

Un « coup de massue ». C’est ainsi que Théo Hernandez, viticulteur de Gironde, qualifie sa condamnation prononcée la veille. Cinq cents euros d’amende avec sursis par le tribunal de Libourne (Gironde) pour avoir « détérioré » des étiquettes de vins vendus à très bas prix dans quatre supermarchés en mars 2024 afin de dénoncer les conditions de rémunération des viticulteurs. « Qui dit condamné dit coupable, alors qu’on a juste exprimé notre détresse sans casse ni violence », s’indigne-t-il auprès de « Marianne », avant d’affirmer que le plus dur à digérer serait sans aucun doute le maintien de sa condamnation en appel.

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« Il va y avoir des drames humains »

Alors, à qui la faute ? Pour le syndicaliste membre des Jeunes Agriculteurs « du 33 », les torts sont partagés. « D’un côté, les négociants surfent sur la crise des exploitations obligées de vendre leurs stocks à des prix indécents pour pouvoir payer leurs fournisseurs et leurs salariés. De l’autre, les grandes surfaces cherchent en permanence à tirer les prix vers le bas pour en faire des produits d’appels auprès des clients », explique le viticulteur.

Pour l’heure, les actions du syndicat n’ont pas fait réagir les mastodontes de la grande distribution. Si le jeune homme affirme avoir été reçu par certains négociants, à l’instar de la maison Johanès Boubée, l’entreprise de négoce de vins du groupe Carrefour, jusqu’ici, aucune solution n’a été mise sur la table. « La seule chose qu’on demande aux grandes surfaces c’est de ne pas nous écraser, ne pas se servir de nous pour les produits d’appels et être rémunérés au minimum à notre coût de revient. C’est inadmissible qu’on vende à perte et que les grandes surfaces continuent de vendre du vin à prix cassé alors qu’on a des exploitations en redressement judiciaire chaque jour, explique-t-il. Sans soutien familial, il va y avoir des drames humains », alerte-t-il au téléphone, avant de conclure : « Quand une exploitation meurt, c’est environ 10 emplois indirects qui sont en péril ».

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« On est là pour montrer qu’on n’arrive pas à vivre à ces prix-là », avait expliqué à l’audience ce vigneron de l’Entre-deux-Mers, secrétaire général adjoint des Jeunes agriculteurs en Gironde, qui a affirmé faire appel de sa condamnation. Il rejette l’accusation de « dégradation » puisque le fait de barrer des codes-barres n’altère en rien la qualité du produit ni sa commercialisation. Lidl et Leclerc, les deux enseignes à l’origine de la plainte, plaident de leur côté une perte de 18 000 euros de bouteilles, devenues selon elles, « invendables ».

Lors de cette action, d’autres produits avaient été visés par le syndicat qui avait apposé des autocollants « produits importés » sur des barquettes de viande ou des pots de miel rangés sur des étalages tricolores. « Cela trompe le consommateur », fait remarquer Théo Hernandez.

Le vignoble Bordelais en détresse

Le vignoble bordelais est en proie à une crise latente, qui s’est accentuée ces dernières années avec la flambée des prix des matières premières pour la production ou l’embouteillage et la succession des crises climatiques – les derniers épisodes de gel ou de grêle ont considérablement affaibli les trésoreries des exploitations. En 2024, Bordeaux enregistrait sa plus mauvaise récolte depuis 1991 en raison de conditions météorologiques catastrophiques. « On ne sait pas où on va », se désole Théo Hernandez, qui s’inquiète aussi des impacts sur la filière du cognac après l’annonce des nouvelles taxes douanières américaines.

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Premier vignoble AOC de France en superficie, le Bordelais souffre de surproduction depuis plusieurs années. Les surfaces cultivées sont passées de 125 000 à 95 000 hectares en l’espace de 25 ans après deux plans d’arrachage successifs. Une crise renforcée par une tendance à la déconsommation venant s’ajouter à de lourdes pertes de parts de marché à l’échelle mondiale. « Cette année on a été contraints d’arracher une partie du vignoble car la crise nous oblige à restructurer notre activité. Il y a certaines nuits où ça nous empêche de dormir », se désole le viticulteur, qui affirme survivre grâce aux ventes aux particuliers. « On a été obligés d’arracher de la vigne alors que la plupart des parcelles ont été plantées par les parents ou les grands-parents et représente un héritage patrimonial », abonde Théo Hernandez, pourtant l’un des rares viticulteurs du coin à avoir repris une exploitation hors-cadre familial.

« Ça peut mal finir »

Pour Cédric – le prénom a été modifié –, le rêve de produire du bordeaux bio a tourné au cauchemar. En 2022, l’ex-viticulteur s’installe sur une parcelle sur le plateau de Laroque, à Juillac, que sa famille détient en fermage – type de bail rural où le locataire paie un loyer et cultive la terre – depuis deux générations. Mais les organismes bancaires et comptables conditionnent leur soutien au rachat des 11,5 ha de terre et du bâti par le viticulteur. « J’ai suivi un peu naïvement, emmené par tout mon amour pour ce lieu, pour la terre, la perspective que ce soit à moi… j’étais rassuré d’être soutenu par une grosse banque et un organisme comptable national », raconte-t-il à Marianne. Malgré ses ventes qui progressent, Cédric alerte régulièrement sa banque de l’augmentation de ses charges à cause de l’inflation. « Ils m’ont rassuré jusqu’au jour où ils ont décidé de ne plus me suivre. J’étais trop petit pour être intéressant », raconte-t-il.

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En 2024, Cédric prend la lourde décision de placer son exploitation en liquidation. « Tous mes collègues m’ont dit qu’il fallait que je travaille tout de suite parce que sinon ça peut mal finir. Et c’est vrai que j’y ai pensé », admet-il, ému. Depuis novembre dernier, Cédric est chauffeur routier pour continuer à subvenir aux besoins de ses trois enfants en bas âge. Quant à la vigne, elle sera sûrement arrachée pour laisser la place à des champs de céréales. « Ce qui est bien dommage pour un plateau qui s’appelait le Petit Saint-Émilion », soupire-t-il.


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