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« Un journaliste qui aurait dérapé dans un article et un apologiste du nazisme et des crimes contre l’humanité doivent-ils être jugés sous un même régime procédural ? » Non, répondent Alain Terrenoire, l’auteur de la loi du 1er juillet 1972 contre le racisme ainsi que les avocats Rodolphe Cahn, Galina Elbaz et Mario Stasi de la Licra, qui appellent à sortir de la loi sur la presse les infractions à caractère raciste et antisémite.
Face à l’explosion des actes antisémites, notamment depuis le 7-Octobre, la ministre de la Lutte contre les discriminations, Aurore Bergé, a relancé les Assises de lutte contre l’antisémitisme. À l’issue de ces travaux, elle a retenu une mesure portée de longue date par la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme : la sortie des délits racistes et antisémites de la loi sur la presse du 29 juillet 1881 où ils sont inscrits.
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Des acteurs du combat antiraciste plaident depuis des années pour la séparation d’un régime procédural qui s’impose aujourd’hui à la fois aux propos de journalistes et d’auteurs et à ceux de délinquants racistes ou antisémites. Cette simplification de la procédure serait la meilleure manière d’envoyer un message fort à la société et d’en finir avec l’idée que juger les « discours de haine » est un exercice difficile. En l’occurrence, refuser de se laisser déborder par des procédures compliquées, c’est refuser de laisser la haine l’emporter.
Des obstacles à une justice efficace
« Des Maghrébins sont arrivés au pouvoir en 2016, ces gens-là n’ont pas leur place dans les hauts lieux », « [Macron] serviteur des juifs », « la Shoah [est une] histoire mensongère » : ce sont-là des exemples récents d’une haine verbale qu’ont eus à juger des tribunaux. À l’évidence, ces mots ne relèvent pas du débat d’idées et devraient pouvoir être jugés par l’ensemble des magistrats correctionnels. Leur analyse n’a rien de complexe mais les règles de procédure de la loi sur la presse peuvent rendre leur jugement compliqué !
Dans les grandes juridictions que sont Paris, Lyon et Marseille, et qui concentrent la majeure partie des affaires de racisme, ce contentieux est en effet réservé en exclusivité à une « chambre de la presse », confrontée à deux difficultés majeures.
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La première est l’incapacité matérielle à traiter la masse des affaires de racisme au moyen d’une seule chambre spécialisée, dédiée à l’origine au contentieux des auteurs et des journalistes. En 2024, le ministère de l’intérieur a recensé 5 466 affaires relevant des discours publics de racisme, principalement dans le ressort des grandes juridictions. À Paris, trop d’affaires mobilisent la célèbre 17e chambre de la presse, avec des audiences peuvent s’éterniser et se transformer en tribunes médiatiques, pour des délinquants racistes qui pérorent devant leurs fans.
La seconde est l’inadéquation des règles procédurales de la loi sur la presse à la poursuite et à la répression des discours de haine, contrairement aux règles de procédure pénale classiques. Il n’y a pas de mandat de dépôt ni mandat d’arrêt prévu pour garantir l’exécution des peines (ce qui permet à certains condamnés de fuir à l’étranger et d’échapper à la sanction) ; pas de réquisitions possibles par les parquets sur les données de connexion permettant d’identifier les délinquants cachés derrière leur écran ; pas de peines réellement dissuasives pour les multirécidivistes qui arborent leurs condamnations comme des décorations.
Un journaliste qui aurait dérapé dans un article et un apologiste du nazisme et des crimes contre l’humanité comme le négationniste Vincent Reynouard doivent-ils être jugés sous un même régime procédural ? Nous ne le pensons pas.
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Depuis 2017, l’article 132-76 du Code pénal a étendu la circonstance aggravante discriminatoire à l’ensemble des délits. Cela fait de chaque magistrat correctionnel de France un juge des propos de haine raciale lorsque ces derniers accompagnent une infraction. Un individu qui s’écrierait à l’endroit de sa victime « les sionistes volent les richesses des Français, je te pique ton vélo, sale juif ! » peut ainsi être jugé en comparution immédiate dans des délais très courts. Sans le vol, pour ces mêmes propos, l’auteur sera jugé à Paris par une chambre spécialisée, après des mois d’attente, ce qui constitue une incohérence procédurale. Ceux qui s’opposent à la sortie des délits racistes et antisémites de la loi sur la presse considèrent-ils sérieusement que les juges de droit commun seraient moins compétents pour évaluer la teneur antisémite de tels propos en l’absence du vol ?
La portée civique d’une réforme
Nos concitoyens victimes du racisme et de l’antisémitisme sont désabusés. Ils ne croient plus à l’efficacité de la justice dans ce domaine. L’impunité guette. Refusant de céder à ce fatalisme, nous affirmons que la protection de la liberté d’expression réside dans le divorce du régime juridique commun des écrits journalistiques et des discours de haine maintenus artificiellement dans la loi de 1881.
Aux voltairiens qui se battent pour que le droit à l’insolence et à la caricature ne soit jamais confondu avec le racisme, à ceux qui craignent que tous les magistrats ne soient pas à même de distinguer le débat d’idées et les discours de haine, et qu’il s’ensuive des procédures abusives, nous répondons avec sérénité : l’article 66 de notre Constitution fait de chaque membre du corps judiciaire un gardien de nos libertés individuelles, celles de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, celles dégagées par les jurisprudences françaises et européennes.
La réforme qu’envisage Aurore Bergé permettra d’ouvrir l’audience à des publics plus larges. La haine raciste « ordinaire » y sera jugée en audiences pénales classiques ou en comparutions immédiates. La portée civique de la pédagogie antiraciste en sera améliorée. C’est ainsi que nous pourrons convertir le cercle vicieux de l’accélération sans fin des discours de haine en un cercle vertueux de la responsabilité collective.
Les discussions entre techniciens du droit ne sauraient faire oublier que la loi doit en premier lieu garantir l’égalité en droits et en dignité des citoyens, et qu’elle est au service d’un projet de société où le racisme et l’antisémitisme apparaissent clairement pour ce qu’ils sont : des délits et non des opinions.
Signataires :
Rodolphe Cahn, avocat, Président de la Commission juridique de la Licra
Galina Elbaz, avocate, première vice-Présidente de la Licra
Mario Stasi, avocat, Président de la Licra
Alain Terrenoire, ancien député, auteur de la loi du 1er juillet 1972 contre le racisme
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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne