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Billet
Par Paul Dupert
Publié le
Professeur d’histoire-géographie et blogueur, Paul Dupert explique que la politique extérieure de Donald Trump, en rupture avec celle de ses prédécesseurs, rappelle qu’il existe deux types d’impérialisme, l’un universaliste, l’autre de proximité.
Il y a deux types d’impérialisme. Le premier est un impérialisme de l’universel, appuyé sur des idéologies à vocation mondiale. On le retrouve dans l’impérialisme chrétien, soutenu par l’Empire romain puis par les monarchies du Moyen Âge, lors des croisades, et également dans l’empire islamique, dont les conquêtes militaires s’étendent jusqu’en Asie, puis l’Empire ottoman, dominant une sphère de la Grèce au Maghreb. Le monothéisme a vocation mondiale par définition, puisqu’il s’agit toujours de convaincre le monde de la loi divine : on ne peut tout de même pas ne pas essayer de conquérir l’univers quand on a Dieu avec soi ! Ce serait immoral, puisque ce serait ne pas essayer de sauver toutes les âmes contre la menace de l’enfer.
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Avec la sécularisation, la France s’est appuyée sur les droits de l’homme et ses valeurs progressistes pour justifier son impérialisme, lors, par exemple, des guerres napoléoniennes, ou pendant son expansion coloniale. L’unilatéralisme américain depuis la Seconde Guerre mondiale s’est également appuyé sur les valeurs libérales pour défendre son statut de gendarme du monde, avec une rhétorique mobilisée (l’axe du bien contre l’axe du mal) qui trahissait les origines chrétiennes de cette rhétorique : l’hérétique était devenu le dictateur.
L’impérialisme de proximité
Le communisme soviétique représentait une idéologie de potentiel également mondial, puisqu’il visait à universaliser la révolution. Comme le disait la formule, le socialisme n’était pas concevable dans un seul pays, car si une seule zone du monde est communiste et qu’elle fait dépérir l’État, les autres risquent de l’envahir assez rapidement… Cependant, l’URSS n’a été qu’un communisme national sur base russe, et le communisme soviétique s’est répandu uniquement en Europe, à la suite des conquêtes de la Seconde Guerre mondiale. Les pays devenus communistes comme le Vietnam ou la Chine ont développé leur propre communisme, indépendamment de l’influence du Komintern, et d’autres s’en sont éloignés, comme la Yougoslavie.
Le modèle russe nous amène au deuxième impérialisme : l’impérialisme de proximité. Celui-ci légitime son intervention en dehors de ses frontières à partir de la défense d’intérêts nationaux dans les autres pays. C’est un nationalisme extraterritorial, alors qu’une autre forme de nationalisme peut être plus défensif, comme le gaullisme, le nasserisme ou le titisme.
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Cet impérialisme de proximité consiste à défendre les zones proches, quand le traitement de minorités nationales, la langue ou la religion, peut servir à le justifier, ou quand des intérêts militaires, économiques ou politiques, sont mobilisés. On est dans la rhétorique hitlérienne du Lebensraum, dans la logique russe d’« étranger proche ». Ce type d’impérialisme est différentialiste : il vise à la puissance de sa sphère civilisationnelle et non pas à soumettre d’autres sphères.
Il s’agit de défendre les minorités allemandes dans les Sudètes, pas d’essayer de transformer le monde en une grande Allemagne, ce que les nazis ne souhaitaient pas, considérant par racisme que les autres peuples leur étaient inférieurs et « non-germanisables ». Pour l’anecdote, les nazis étaient tellement idéologisés, imprégnés de culture raciste, qu’ils ont massacré les populations de l’Est au moment de l’opération Barbarossa, l’invasion de l’URSS en 1941, parce qu’elles étaient slaves, alors que celles-ci les voyaient initialement comme des libérateurs !
Folie impérialiste
La rhétorique russe en Ukraine et ailleurs est du type de l’impérialiste proche. L’accent est mis sur la proximité culturelle plus que sur l’appartenance raciale, ainsi que sur les intérêts militaires stratégiques. Ce type de rhétorique s’appuie sur des réalités : le traitement des minorités russes n’est pas idéal, l’emploi de la langue russe en Ukraine a été interdit, les minorités russes dans les pays Baltes sont juridiquement discriminées, et les bases de l’Otan autour de la Russie représentent une vraie donnée matérielle à prendre en compte pour la stratégie de défense russe.
On pourrait croire, que, visant l’expansion mondiale, seul l’impérialisme universel est sujet à des moments de folie expansionniste et à un délire d’absence de limite. Or, les empires universels sont capables de pragmatisme, d’abord, parce qu’ils y sont poussés par la situation matérielle : ils sont divisés (les pays musulmans) ou affaiblis (les pays d’Europe n’ont plus les moyens d’être impérialistes isolément) ou simplement parce que les dirigeants sont raisonnables.
À l’inverse, les impérialismes de proximité peuvent être pris par un emballement de la machine militaire et chercher à s’approprier tous azimuts les espaces qui leur sont proches et où ils ont des intérêts culturels ou politiques à défendre. Ce fut le cas de l’Allemagne nazie, qui, en quelques années, a enchaîné l’Anschluss (annexion de l’Autriche) la prise des Sudètes, de la Bohême-Moravie, du port de Memel, territoire germanophone en Lituanie, avant d’attaquer la Pologne.
L’empire russe est-il dans une phase similaire d’expansion délirante, en pleine hubris institutionnelle, avec 40 % de son budget consacré à l’armée ou compte-t-il s’arrêter au Donbass ? Poutine va-t-il envahir la Moldavie, la Géorgie, les pays Baltes ? La machine de guerre en pleine chauffe peut-elle s’arrêter avant une dérouillée ou une catastrophe ? Il semble que les États-Unis soient dans une phase de repli impérial et s’orientent vers un impérialisme de proximité (d’où les visées expansionnistes au Groenland, au Canada, dans la sphère occidentale) et ce recul permet de penser que Poutine en profitera pour accélérer un agenda de conquête, comme la Chine pourrait en profiter à Taïwan.
Une Europe divisée
L’Europe, dans ce contexte, récupère seule la rhétorique libérale. C’est ce que Macron tente de faire depuis quelques mois : reprendre le flambeau. Le problème, c’est que l’Europe est divisée (certains pays entretiennent des liens étroits avec la Russie, comme la Hongrie d’Orban) et les pays européens sont également divisés en interne (l’extrême droite allemande est favorable à la Russie, la gauche radicale adopte une rhétorique pacifiste en France).
Personne, à part d’extrêmes marginaux, ne souhaite officiellement une expansion russe, mais certains jugent simplement que la menace est surestimée. La capacité à anticiper l’action géopolitique poutinienne déterminera pour beaucoup la crédibilité politique des partis politiques européens. Nous avons vu que le soutien de Zemmour à Poutine avait grandement décrédibilisé son offre présidentielle lors de la campagne de 2022.
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On peut percevoir l’agitation géopolitique extrême actuelle comme une reconfiguration du rapport de force entre l’impérialisme universel libéral, dont les États-Unis semblent partiellement se retirer, et l’alliance des impérialismes de proximité russes et chinois. Dans quelle mesure cette reconfiguration sera pacifique et dans quelle mesure elle sera conflictuelle dans les zones d’influence russes et taïwanaises, c’est toute la question des prochaines années. L’irrationalité n’est jamais exclue en géopolitique, même si un retour à la raison ne l’est jamais totalement non plus.
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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne