“Le moi autocentré souffre dans une société où chacun doit se construire lui-même pour être visible”

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“Le moi autocentré souffre dans une société où chacun doit se construire lui-même pour être visible”





















René Magritte, Portrait d’Irène Hamoir.
AFP

Entretien

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Dans « Anatomie du moi » (PUF), le philosophe Hervé Caudron explore la manière dont l’individu d’aujourd’hui, confronté à l’hyperconnexion, à la confusion des repères, au relativisme généralisé et aux crispations identitaires, peut réapprendre à se situer dans le monde sans se replier sur lui-même.

Si Narcisse, dans la mythologie, tombait amoureux de son propre reflet, que dire aujourd’hui du rapport que le moi entretient avec lui-même, dans une société traversée par l’hyperconnexion, la perte de repères induite par le relativisme ambiant et la résurgence des identitarismes ? Dans Anatomie du moi (PUF) le philosophe Hervé Caudron s’interroge sur les conditions de la subjectivation, à une époque troublée, où le sujet vacille. Il propose une philosophie du moi permettant de retrouver une boussole intérieure, tout en s’émancipant de l’égocentrisme dans lequel il tend à se replier.

Marianne : Que désigne précisément le terme « individualiste » lorsqu’on l’applique à notre société contemporaine : s’agit-il d’une valorisation de l’autonomie personnelle, d’un repli sur soi, d’un affaiblissement des liens collectifs… ?

Hervé Chaudron : L’individualisme de notre société est le résultat d’un processus politique. Il permet de vivre dans le cadre d’une loi commune favorisant l’autonomie de chacun. Celle-ci, bien que n’étant pas incompatible avec le souci de l’intérêt collectif, tend néanmoins à se traduire par un repli sur la sphère privée. D’où l’ambiguïté du mot, parfois confondu aussi avec l’égoïsme – le désintérêt pour autrui – et l’égocentrisme – l’ignorance inconsciente du point de vue de l’autre.

Pourquoi le moi contemporain, bien qu’autocentré et en quête d’autosuffisance, reste-t-il opaque à lui-même et en vient-il à vouloir se fuir : de quel malaise intérieur ou tension profonde cela témoigne-t-il ?

Notre moi intérieur ne loge pas dans un abri secret où il serait transparent pour lui-même, sans tricherie possible. Nous voulons ignorer les ruses de notre amour-propre, un amour non de nous-même mais de l’image que nous cherchons à nous donner. Un moi autocentré se rêve en demi-dieu. Sans pouvoir se l’avouer, il n’est jamais loin de penser que la nature et la société devraient répondre à ses désirs insatiables de possession, d’amour, de reconnaissance.

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Il croit même à sa propre nécessité, comme s’il ne devait jamais mourir. Il s’aigrit alors de se voir traité comme n’importe qui. Il en souffre plus encore dans une société qui invite chacun à se construire lui-même et à sortir du rang pour être visible par les autres. Une tension qui peut l’amener à vouloir se passer d’un ego trop lourd à porter, en l’oubliant dans toutes les formes possibles d’ivresse et d’irresponsabilité.

Si le moi est censé être le centre des décisions, comment expliquer qu’il apparaisse aujourd’hui déboussolé, instable, étranger à lui-même ? Quelles sont, selon vous, les causes de ce déséquilibre ?

Dans notre société fondée sur la liberté de penser et sur des choix individuels, le moi contemporain se pense comme sujet. Non pas assujetti mais souverain. Roi de tous les possibles. Un libre centre de décision et d’action. Mais une liberté octroyée n’est qu’un leurre, ou du moins reste très superficielle et même angoissante, si on ne sait pas quel contenu lui donner et comment la construire dans la durée. Pour cela, il faut des repères, des référents, des valeurs dont le relativisme ambiant ne veut plus, par peur de déposséder l’individu de ses prérogatives.

Le roi, donc, est nu. Sans recul, sans culture, ou en la dévalorisant comme s’il n’y avait jamais que des opinions, il préfère l’immédiat et le ressenti. En réalité, la liberté fait peur, autant que la vérité. Là encore, nous trichons en voulant la confondre avec des caprices, des addictions, des velléités d’un moment. Quant au mythe d’une volonté qui suffirait à tout, il ne fait que rendre plus humiliants nos échecs et nos indécisions.

En quoi l’hyperconnexion propre à nos modes de vie numériques perturbe-t-elle la formation d’une individualité cohérente et enracinée ?

Une individualité cohérente et enracinée refuse l’ivresse de l’immédiateté mais aussi l’abandon de soi auprès de gourous soi-disant aptes à prendre en main nos destinées. Elle se construit dans un récit de vie et une fidélité à des valeurs, d’échange aussi bien que d’autonomie. Or notre moi contemporain, hyperconnecté, voit dans les technologies numériques l’occasion d’étaler, ici et maintenant, tout ce par quoi il veut se signaler aux autres.

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Sans le contraindre, elles l’enferment en douceur dans le besoin d’exister à travers l’image qu’il veut donner de lui. Le smartphone en particulier, une sorte de doudou technologique dont il ne peut plus se passer pour tenter de se rassurer sur sa propre importance, se sert de sa liberté la plus superficielle pour le maintenir dans une surveillance et une dépendance profondes. Désormais connecté à n’importe quoi et pour peu de temps, par un simple glissement du pouce sur un écran, il s’est déconnecté de sa capacité à se construire vraiment lui-même à travers une attention et des efforts prolongés.

Comment peut-on bâtir un moi authentique, stable et autonome – et quels en sont les acteurs ou leviers essentiels (famille, école, culture, intériorité, etc.) ?

Pour donner une réelle densité à un moi ouvert sur le monde et les autres, une conscience intérieure est nécessaire, non pas narcissique, éprise d’elle-même, mais capable de recul, d’esprit critique, y compris sur elle-même. Un moi authentique, essentiellement dans son effort pour ne pas se leurrer sur lui-même, peut alors se bâtir en s’élevant et en s’élargissant, à l’image d’un cône renversé. Sans prétendre valoir plus que les autres, il sait s’élever au-dessus de ses simples impressions pour accéder à des vérités qui ne sont la propriété de personne en particulier ; s’élever aussi au-dessus de ses intérêts strictement personnels, pour cette fois agir moralement, exactement comme devrait le faire n’importe qui à sa place.

Ce moi autonome et stabilisé par sa référence à des vérités ou des valeurs qu’il ne remet pas en cause chaque matin, sait de plus s’élargir, s’ouvrir et s’intéresser à plus grand que soi. Par l’amour et l’admiration, il met son centre de gravité hors de lui-même. Les leviers principaux de ce double mouvement d’élévation et d’élargissement ne peuvent être qu’une éducation et une instruction sachant offrir, à l’enfant et à l’élève, les moyens de ne pas rester prisonnier d’un ego trop plein de lui-même, de ses caprices, de ses humeurs, de ses illusions.

En quoi les logiques identitaires peuvent-elles constituer un piège pour la construction personnelle et collective ?

De qui se distinguer et à qui ressembler pour savoir qui l’on est ou qui l’on veut être ? La question, à la fois existentielle et sociale, est très embrouillée derrière une apparence de simplicité. La notion d’identité personnelle laisse supposer à tort un moi stable, unifié et cohérent, obtenu à peu de frais. Dans ce que nous sommes pour nous-même entrent en réalité différents pans de notre histoire, avec souvent des ruptures et des rebondissements. Et nul n’appartient à un seul groupe ou à une seule communauté.

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Notre identité est mouvante et multiple. Le premier piège est donc de vouloir s’enfermer dans une définition figée. Un rapport à soi n’est pas une chose. Il suppose une mémoire sans cesse revisitée et des projets sans cesse réadaptables. Le second piège est de revendiquer une identité devenue une obsession sectaire. Ce n’est plus s’identifier à tel personnage, par exemple, mais à tel groupe. Se penser dans une opposition radicale entre « nous » et « les autres ».

Pourquoi le regard de l’autre occupe-t-il une place aussi centrale dans la construction de soi ? Est-il une nécessité relationnelle ou une source potentielle d’aliénation ?

Notre existence ne loge pas dans le regard d’un autre, mais s’imaginer vivre en dehors de soi, dans ce qu’on représente, est fréquent. Il s’agit bien d’une aliénation : une manière de ne plus s’appartenir. Honte et fierté, par exemple, supposent qu’on ait intériorisé le regard supposé d’autrui. Ce que nous croyons représenter pour les autres n’est pas nous, n’est pas non plus en notre possession, et nous ne pouvons pas même le contrôler, il nous faut le deviner.

Une société n’est pas pour autant une juxtaposition d’individus guidés par de pures idées rationnelles. Le collectif et l’affectif imprègnent nécessairement notre rapport à nous-même. Au reste moi et non-moi se sont construits ensemble. Il n’y a pas de rapport réfléchi à soi dans un isolement total, pas davantage en s’immergeant complètement dans un groupe ou une communauté. Une séparation suppose encore des liens. À nous de les construire dans la confiance réciproque, et sans certitude pourtant.

***

Anatomie du moi. Qui suis-je et pourquoi ?, Hervé Caudron, PUF, 205 p., 16 €.


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