L’événement les a surpris et enthousiasmés. « Un énorme coup de bol », ont même commenté les scientifiques lorsqu’ils ont découvert, le 13 février 2023, un signal qu’ils n’attendaient pas si tôt. Ce signal, c’est la signature d’un neutrino, une particule extrêmement furtive que les astrophysiciens et les astrophysiciennes traquent sans répit, car elle est une des clés de notre compréhension de l’univers (lire notre précédente chronique).
Or, ce jour de février 2023, au large de la Sicile, c’est un neutrino avec une énergie colossale qui est détecté par une collaboration internationale rassemblant plusieurs centaines de scientifiques issu·es de 68 instituts de recherche. Il a été capté par un télescope à neutrinos situé à 3 500 mètres sous la mer, encore en construction, baptisé KM3NeT pour Kilometer Cube Neutrino Telescope (nous en avions parlé dans cette chronique).
Les résultats viennent juste d’être publiés : ce neutrino est au moins 30 fois plus énergétique que tous ceux connus ! Et il est vingt mille fois plus énergétique que les particules fabriquées par l’humain au sein de ses énormes accélérateurs. De quoi nous aider à comprendre les phénomènes les plus violents de l’Univers, tels que les explosions d’étoiles géantes.
Mais revenons à nos neutrinos. Que sont-ils ? Ce sont des particules neutres, comme leur nom l’indique, qui se forment lors de réactions nucléaires, ou lors d’interactions avec des particules chargées de très haute énergie. Ces particules neutres interagissent tellement peu qu’elles traversent l’Univers sans que rien, ou presque, les arrête.
« Chaque seconde, 100 000 milliards de neutrinos nous traversent, rappelle Kumiko Kotera, astrophysicienne au CNRS et directrice de l’Institut d’astrophysique de Paris, qui vient de publier un livre intitulé L’Univers violent (éd. Albin Michel). Et en 100 ans, une seule interagira avec notre corps. » Nous observons beaucoup de ces neutrinos provenant du Soleil, grâce aux détecteurs construits un peu partout dans le monde. Mais détecter des neutrinos provenant de plus loin dans l’Univers reste une gageure. Car ils sont beaucoup, beaucoup plus rares.
Le premier détecteur à s’y être attelé est le IceCube, en Antarctique. Il est composé de plus de 5 000 capteurs optiques répartis dans un cube de glace d’un kilomètre de côté, d’où son nom. Mis en service en 2010, il a détecté plusieurs neutrinos de haute énergie, plus d’un milliard de fois l’énergie de ceux du Soleil.
Super énergétique
Mais le neutrino repéré au large de la Sicile est encore bien plus impressionnant avec son énergie trente fois supérieure. D’où sa qualification de « super-énergétique ». Et ce, alors que KM3NeT n’avait déployé que 10 % de ses détecteurs. « On était au bon endroit au bon moment, c’est comme si on avait gagné au loto ! », commente Damien Dornic, un des porte-parole de l’expérience. En fait, les scientifiques n’ont pas vu directement un neutrino mais le résultat de son interaction avec la matière : une particule nommée muon, qui a « allumé » une bonne partie des détecteurs de KM3NeT.
Un seul neutrino détecté, c’est peu. Ne serait-ce pas une erreur ? Par exemple un muon ne provenant pas d’un neutrino mais directement du rayonnement cosmique ? Non. « Nous connaissons la direction d’origine de la particule, elle est entrée dans l’eau en biais entre la Tunisie et Malte, et a parcouru tout le trajet sous l’eau et dans la croûte terrestre jusqu’aux détecteurs, souligne Damien Dornic. Or, seuls les neutrinos sont capables de traverser une telle quantité de matière. »
D’ailleurs, aucun spécialiste des neutrinos ne remet en cause la réalité de la découverte. La question est ailleurs : d’où vient ce neutrino ? « Cette découverte est très excitante, mais auréolée de mystère », s’enthousiasme Kumiko Kotera.
D’où viens-tu, neutrino ?
En effet, les neutrinos de haute énergie ont deux origines possibles. Ils peuvent être formés lorsque des rayons cosmiques frappent l’atmosphère. Ces mal nommés rayons cosmiques ne sont pas un rayonnement, mais des particules (majoritairement des protons), de très haute énergie, se déplaçant à une vitesse proche de celle de la lumière. Ces rayons cosmiques parcourent l’Univers. Lorsqu’ils s’approchent de la Terre, ils heurtent les atomes de l’atmosphère, créant une cascade de nouvelles particules, dont des neutrinos.
L’autre possibilité est que ces neutrinos soient produits directement par une source violente, comme l’explosion d’une étoile massive en fin de vie ou la fusion de deux trous noirs, puis traversent l’Univers en ligne droite.
Notre neutrino, qui est d’ultra-haute énergie, pourrait avoir encore une autre origine. Il pourrait être un neutrino dit « cosmogénique », créé lorsqu’un rayon cosmique interagit, quelque part dans le cosmos, avec un photon créé aux premiers instants de l’Univers (ce qu’on appelle le fond diffus cosmologique).
Comment trancher entre ces hypothèses ? Si ce neutrino super-énergétique est formé à partir de rayons cosmiques, on ne peut pas connaître sa source. En effet, les rayons cosmiques sont des particules chargées, déviées par tous les champs magnétiques présents dans l’Univers. Impossible de reconstituer tout leur trajet. Mais d’autres détecteurs auraient dû en voir : « Ces neutrinos issus de rayons cosmiques sont émis dans toutes les directions. Pourquoi IceCube n’en a-t-il pas vu ? », s’interroge Valentin Decoene, spécialiste de l’astrophysique aux hautes énergies à l’université de Nantes.
Inversement, si le neutrino est émis in situ dans une source, même lointaine, on devrait pouvoir détecter son origine. C’est ce qu’essaient de faire les scientifiques aujourd’hui. « Nous avons identifié une quinzaine de sources possibles, précise Damien Dornic. Nous sommes presque certains que ce neutrino ne provient pas de notre galaxie. Pour aller plus loin, nous devons améliorer la précision sur la position de nos détecteurs lorsqu’ils ont capté le signal de ce neutrino. C’est en cours. »
Vers une nouvelle astronomie
Pourquoi ces neutrinos de très haute énergie passionnent-ils autant les scientifiques ? Parce qu’ils représentent la promesse d’une nouvelle astronomie, dans laquelle les photons ne seraient plus les seuls messagers. Jusqu’à récemment, tout ce que nous observions de l’Univers provenait des photons : la lumière visible, mais aussi les ondes radio, la lumière infrarouge et ultraviolette, et les rayons X et gamma.
Mais cela ne suffit pas pour tout voir. Les événements de haute énergie, notamment, nous sont cachés. « Après le Big Bang, beaucoup de photons ont été créés, formant un “brouillard” appelé rayonnement diffus, explique Paschal Coyle, physicien CNRS au Centre de physique des particules de Marseille, et porte-parole de KM3NeT. Ce brouillard absorbe les photons de haute énergie du rayonnement gamma, nous empêchant de les voir. C’est un vrai frein pour l’exploration des phénomènes à haute énergie. Mais les neutrinos, eux, n’interagissent pas avec ce rayonnement diffus. On peut donc, grâce à eux, observer plus loin, aux confins de l’Univers. »
Une première brèche vers une astrophysique dite « multi-messagers » avait déjà été ouverte récemment grâce aux ondes gravitationnelles. Ces déformations de l’espace-temps, prédites par Einstein en 1916, et observées seulement cent ans plus tard, permettent de « voir » des phénomènes qui produisent ces ondes. Ce sont généralement des événements impliquant des objets célestes très massifs, comme des trous noirs. Les ondes gravitationnelles permettront par exemple d’avoir une idée de la masse d’une étoile qui explose.
Les neutrinos ouvriraient une deuxième brèche, permettant d’observer des phénomènes extrêmement violents. Ou même d’étudier notre Soleil : pour savoir ce qui se passe à l’intérieur, il faut un messager qui sorte du cœur de notre étoile.
Le graal serait d’observer un même événement à partir de trois messagers : les photons, les ondes gravitationnelles et les neutrinos. Pour l’instant, seuls des événements avec deux messagers ont été observés (photons et ondes gravitationnelles, ou photons et neutrinos détectés par IceCube).
Seule cette astronomie multi-messagers permettra de comprendre ce qui se passe au sein de ces « monstres » de l’Univers comme les trous noirs supermassifs. Il y règne à la fois une densité colossale, des champs intenses, des phénomènes quantiques complexes, des températures gigantesques. Impossible à étudier dans nos laboratoires : nous sommes totalement incapables d’atteindre de telles énergies.
Vers de nouveaux détecteurs
Mais encore faudrait-il détecter d’autres neutrinos super-énergétiques : un seul ne suffit pas. « On s’attend à une détection de ce type de neutrino tous les dix ans, estime Damien Dornic. Peut-être en trouvera-t-on davantage, mais ce neutrino pourrait aussi être le seul détecté. » Cela offrirait néanmoins une information aux scientifiques sur leur abondance, donc sur les sources de ces neutrinos.
« Cette détection est une petite lucarne ouverte sur les neutrinos, mais elle ouvre plus de questions qu’elle n’en résout. Il faut continuer l’exploration », estime Kumiko Kotera, qui promeut le développement d’un nouveau type de détecteur, baptisé « Grand », spécialement conçu pour chasser les neutrinos d’ultra-haute énergie. Il serait composé d’antennes radio très simples, disposées sur des gigantesques surfaces dans des zones désertiques en Chine et en Argentine. Car plus un événement est rare, plus il faut un détecteur de grande surface pour avoir une chance de l’apercevoir. Grand est prévu pour être opérationnel en 2030, si les financements sont au rendez-vous.
Qui sera le premier à observer d’autres neutrinos d’ultra-haute énergie ? KM3NeT, IceCube et bientôt Grand, ainsi que d’autres projets, sont dans la course, chacun comptant sur la qualité de ses détecteurs… et aussi sur la chance.