“L’enfermement produit par le manque de mots n’est jamais évoqué par les fanfarons du relativisme”

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“L’enfermement produit par le manque de mots n’est jamais évoqué par les fanfarons du relativisme”





















« S’exprimer comme on le souhaite n’a rien de la rébellion : c’est précisément le marqueur de ceux qui ont la chance d’avoir appris à le faire », déclare Audrey Jougla.
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L’œil d’Audrey Jougla

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Notre chroniqueuse Audrey Jougla, professeure de philosophie à Nantes, réagit à une tribune parue dans « le Monde » intitulée « Nos enfants disent wesh ? Remercions-les ! » « Il n’y a là aucune liberté, aucun choix, ni aucune évolution de langue à applaudir », juge-t-elle.

La chanson est bien connue. On commence par dire que la langue est vivante, qu’elle évolue, on tacle au passage les rétifs en les rangeant du côté des réacs : il faut bien vivre avec son temps au lieu de s’accrocher au « c’était mieux avant ». Niveau de langue, niveau scolaire des élèves : même schéma. Et voilà comment, en un tour de passe-passe, on classe du côté de la nouveauté la médiocrité, et on promeut surtout la facilité sous couvert d’adaptation, en faisant l’éloge de la jeunesse. C’est un peu facile, mais c’est surtout complètement tronqué.

Dernier exemple en date, la tribune dans le Monde au titre provocateur de Rémi Soulé, docteur en sciences du langage à la Sorbonne : « Nos enfants disent wesh ? Remercions-les ! ». La trame est bien sûr la même : s’opposer au langage comme aux modes des adolescents, c’est ne pas les comprendre, chaque génération fait de même, leur vivacité d’esprit se traduit aussi dans leurs expressions et leurs goûts, par essence en rupture avec ceux des adultes, c’est ainsi qu’ils se construisent et enrichissent la société. On ne peut qu’acquiescer – et la plupart des commentateurs en presse écrite ou télé s’en empressent : c’est bon esprit, vive la jeunesse.

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Mais ce raisonnement oublie une partie essentielle du problème : la liberté de ton c’est bien, encore faut-il qu’il s’agisse d’une liberté, et non pas, comme c’est si souvent le cas, d’un refuge faute de mieux.

La pauvreté lexicale ce n’est pas dire « wesh », « inaf », ou « quoicoubeh », ça, c’est un effet de mode assez anodin, chaque génération a les siens. La pauvreté lexicale c’est lorsqu’on n’a qu’une palette grossière et rudimentaire pour dire ses pensées, qu’on ne sait pas conjuguer les verbes de sa langue maternelle à l’écrit, qu’on est privé de la nuance, qu’on n’accède pas aux raisonnements, et que toute sa vie on manquera la subtilité dont d’autres ont l’usage.

La réalité c’est que l’effondrement du niveau de langue est massif dans le système scolaire depuis plus de dix ans

Il n’y a là aucune liberté, aucun choix, ni aucune évolution de langue à applaudir. La réalité c’est que l’effondrement du niveau de langue est massif dans le système scolaire depuis plus de dix ans : il concernait hier des élèves de sixième et inquiète désormais des professeurs d’universités, qui constatent un manque de maîtrise ahurissant de leurs étudiants en licence ou en master. Ça, c’est pour ceux qui font des études longues et pratiquent l’écrit. Pour tous les autres : quelle perspective ? Ils surnageront toute leur vie comme ils pourront dans un monde dont ils ne comprendront pas les ressors (oui, la pensée est liée au langage), et surtout, dans lequel ils n’auront pas voix au chapitre.

L’enfermement produit par le manque de mots, le complexe d’infériorité ou la violence qui en résultent, ne sont jamais évoqués par les fanfarons du relativisme, dont on peut imaginer que les enfants en sont évidemment préservés.

Discriminant

C’est ce qui est précisément révoltant dans ce discours qui encense la supposée évolution de la langue : il prétend déculpabiliser avec panache des jeunes qui sont les premières victimes d’un parler atrophié. Heureusement qu’une langue compte des registres différents et que l’on peut jongler avec (attention il ne faut plus dire « niveaux de langue », trop discriminant, et le terme de « registres » traduirait aussi une hiérarchisation selon Rémi Soulé, dans un étonnement renversement de ce qu’on tolère ou non).

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Comme pour le style vestimentaire, les mots sont les habits de nos identités sociales successives, mais encore faut-il avoir une garde-robe fournie pour s’en réjouir.

Nous choisissons nos modalités d’expression en fonction des contextes, des attentes, formulées ou désirées, de nos interlocuteurs, et tous les enfants comprennent très vite, dès le primaire, qu’on ne s’exprime pas de la même manière selon les situations et les enjeux. La séduction, la légitimité, la persuasion, la reconnaissance, passent par les mots. Croire que les adolescents l’ignorent, c’est mal les connaître et les « parlers jeune » ne sont jamais leur unique pratique langagière — ce qui est rarement mentionné sur le sujet.

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S’exprimer comme on le souhaite n’a rien de la rébellion : c’est précisément le marqueur de ceux qui ont la chance d’avoir appris à le faire. Le moindre des discernements, c’est alors de saisir que certains jeunes n’en maîtrisent aucun et se cachent, tant qu’ils le peuvent, dans le costume de leur génération.


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