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Entretien
Par Valentine Daru
Publié le
De gros enjeux se cachent parfois derrière d’apparentes « petites » élections. Ce mardi 11 mars, les élections législatives au Groenland ont consacré la victoire du parti d’opposition de centre droit, talonné par les nationalistes, qui comptent mener le territoire sur le chemin de l’indépendance. Et avec elle, le début de l’extraction de ses terres rares ? Frédéric Lasserre, professeur de géographie à l’Université Laval (Québec) et Directeur du Conseil Québécois d’Études géopolitiques (CQEG) décortique ces enjeux pour « Marianne ».
Qui aurait pu prédire que des élections législatives au Groenland animeraient autant l’actualité internationale ? Donald Trump, sans doute, qui répète à l’envi sa volonté d’acquérir l’île « d’une façon ou d’une autre » pour assurer, selon lui, la sécurité des États-Unis. Mais il s’y intéresse aussi car son sous-sol regorge de terres rares, minerais essentiels aux technologies de pointe.
Le président étasunien n’est d’ailleurs pas le seul à loucher sur le Groenland. Pour les pays occidentaux, qui cherchent à diversifier leurs approvisionnements, l’accès aux minerais groenlandais est un rêve qui pourrait bien devenir réalité depuis la victoire du parti de centre droit Les Démocrates, devant les nationalistes indépendantistes. Frédéric Lasserre, professeur de géographie à l’Université Laval (Québec) et Directeur du Conseil Québécois d’Études géopolitiques (CQEG) répond aux questions de « Marianne » sur le sujet.
Marianne : On observe, depuis le début de la guerre en Ukraine, un regain d’intérêt pour les minéraux groenlandais de la part de l’Union européenne, des États-Unis ou du Canada. La volonté de réduire leur dépendance à la Chine et la Russie est-elle la seule motivation ?
Frédéric Lasserre : Oui, c’est principalement cette logique de développement d’autres gisements afin de réduire leur dépendance à la Chine qui prédomine chez les pays occidentaux. Ces métaux sont de plus en plus importants pour toutes les applications industrielles de la transition énergétique. Or, beaucoup de ces pays développés ont cessé leur production au cours des dernières décennies – notamment aux États-Unis – ce qui a permis à la Chine de s’emparer d’un quasi-monopole. Une fois que les pays dits développés ont pris conscience de la dimension stratégique de ces métaux, beaucoup ont essayé de faire marche arrière. Mais à l’heure actuelle, la Chine contrôle encore 60 % de la production des terres rares. Mais les terres rares ne sont pas toutes concentrées en Chine.
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Pourquoi le Groenland suscite-t-il autant d’attention alors que de nombreux autres pays disposent de gisements de terres rares bien plus importants ?
Frédéric Lasserre : En effet, il peut paraître paradoxal de parler autant du Groenland alors que d’autres pays, comme les États-Unis, l’Afrique du Sud, et l’Australie, produisent des quantités plus qu’appréciables pour réduire le monopole chinois. Cette liste se précise au fur et à mesure du développement des campagnes d’exploration. Ce qui est sûr, c’est qu’il y a une demande de plus en plus forte de la part des entreprises et des pays occidentaux qui essayent de diversifier leurs sources d’approvisionnement. C’est un peu irrationnel pour l’Union européenne de vouloir à ce point-là développer sa relation avec le Groenland sachant qu’on ignore quelle sera la politique du nouveau gouvernement. D’autre part, on ne sait pas bien quand les gisements pourront produire des quantités intéressantes pour l’industrie européenne. Si on veut développer une logique de sécurisation des approvisionnements, il faut essayer de développer des relations avec des pays qui ont des gisements avérés et beaucoup mieux placés, comme le Brésil par exemple.
Les deux partis sortis en tête des élections législatives réclament l’indépendance du Groenland. Mais en accordant des licences d’exploitation à des entreprises minières étrangères, le Groenland n’entrerait-il pas dans une nouvelle forme de dépendance ?
On est obligés d’accorder des licences étrangères car il n’existe pas de compagnie minière groenlandaise. Avant, il y avait une tolérance zéro envers l’extraction en raison des retombées environnementales, les procédés d’extraction étant extrêmement polluants. Mais on a complètement changé de paradigme ces vingt dernières années. Depuis que les partis indépendantistes dominent le champ politique, ils essayent de valoriser des campagnes d’exploration pétrolière et gazière. Maintenant, la plupart des gouvernements successifs cherchent à développer les ressources minières de l’île pour pouvoir justifier son indépendance. Car le Danemark n’accordera l’indépendance au Groenland que s’il devient autonome d’un point de vue économique.
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Les déclarations provocantes de Donald Trump concernant le rachat de l’île – déjà en 2019 et réitérées récemment – risquent-elles de disqualifier les États-Unis de la liste des potentiels partenaires économiques du Groenland ?
Il y a un décalage manifeste entre les propositions de Donald Trump et les aspirations des Groenlandais. Le président étasunien n’a pas compris que s’il veut limiter l’influence des compagnies chinoises, il serait plus utile de proposer des partenariats économiques plutôt que de vouloir prendre le contrôle de l’île. Certaines puissances ont peur que le Groenland accorde la majorité des licences d’exploitation à des entreprises chinoises. Alors que le gouvernement groenlandais n’est pas plus complice avec les compagnies chinoises qu’avec d’autres. Le gouvernement a par exemple révoqué en 2021 un accord d’exploitation d’un gisement de fer estimant que la compagnie ne valorisait pas assez le gisement. Le Groenland agit de manière « opportuniste », au sens où il cherche des partenaires économiques et des compagnies minières capables de valoriser leurs ressources. En clair, il cherche à vendre aux plus offrants.
Assiste-t-on à une division durable de la société groenlandaise sur la question des terres rares, entre d’un côté ceux qui souhaitent permettre leur extraction et ceux qui s’y opposent fermement au nom de la protection de l’environnement ?
La société groenlandaise n’est pas monolithique. Les débats politiques qui l’animent ne portent pas tant sur l’indépendance en soi, mais plutôt sur la manière dont il faut accéder à cette indépendance. Il existe un consensus sur la nécessité de développer l’économie de l’île. Les débats concernant les projets industriels actuellement discutés ne portent pas sur le principe même de leur création, mais sur les règles strictes à édicter et imposer aux entreprises pour encadrer ce développement. Dans tous les cas, il faudra s’assurer d’avoir des procédés industriels qui limitent cette dispersion. On a donc d’un côté les partisans de l’exploitation des terres rares qui veulent saisir cette opportunité pour avoir les moyens économiques et financiers qui leur permettent d’accéder à l’indépendance, par exemple en étudiant des projets de valorisation de l’aluminium. De l’autre, certains plaident pour le développement d’autres types d’activités économiques comme le tourisme ou la pêche pour empêcher la construction de mines d’extraction. L’environnement est une valeur absolue et importante dans la société groenlandaise.
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L’édiction de règles, même strictes, suffiront-elles à protéger l’île ?
La question, c’est celle de la volonté de la maîtrise de cette forme de pollution. Ce n’est pas parce que ces processus émettent des éléments toxiques que ces derniers doivent forcément se répandre dans la nature. Des procédés peuvent être imposés aux entreprises. Tout est une question de choix. On peut par exemple décider d’investir dans des infrastructures pour raffiner le minerai sur place – une opération qui crée beaucoup de pollution mais qui aurait des retombées financières intéressantes pour le Groenland – ou exporter ces minerais pour qu’ils soient raffinés ailleurs. L’exploitation des terres rares va constituer un casse-tête car souvent, les gisements identifiés comme exploitables sont associés à la présence d’uranium, qui suscite une certaine aversion dans la société groenlandaise en raison des risques de radioactivité. Les Groenlandais associent spontanément l’uranium, à tort ou à raison, à un risque majeur pour l’environnement et la santé.
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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne