À Paris, trois expositions s’intéressent avec précision au passé et peuvent nous aider à saisir ce qui nous arrive au présent. La première se penche sur la manière dont le nazisme fit le procès de l’art moderne ; la deuxième nous emmène dans une histoire de la misogynie à travers une succession d’exemples de phénomènes d’« hystérie collective » ; la dernière propose une généalogie singulière de la sécurité sociale pour mieux réfléchir aux vies assistées.
On évoque aujourd’hui « “L’art dégénéré”, le procès de l’art moderne sous le nazisme » au musée Picasso, « Laia Abril. On Mass Hysteria. Une histoire de la misogynie » au Bal et enfin « Sécurité sociale prélude – Vies institutionnelles », exposition consacrée au travail de Florian Fouché visible à Bétonsalon.
« “L’art dégénéré », le procès de l’art moderne sous le nazisme »
« “L’art dégénéré”, le procès de l’art moderne sous le nazisme » est le titre la nouvelle exposition temporaire du musée Picasso à Paris, qui a ouvert à la mi-février et sera visible jusqu’à la fin du mois de mai.
Le musée expose ainsi de nombreux tableaux qui furent présentés lors de l’exposition « Entartete Kunst » (« art dégénéré »), organisée en 1937 à Munich, dans laquelle on trouvait différents courants de l’art moderne et plus d’une centaine d’artistes allant d’Otto Dix à Vassily Kandinsky en passant par Vincent Van Gogh, Marc Chagall, Paul Klee et Pablo Picasso.
L’exposition de 1937 a été vue par près de deux millions de personnes en quatre mois, avant de circuler en Allemagne et en Autriche, sachant que « si nombre de visiteurs adhèrent probablement à cette campagne de diffamation, l’exposition est aussi, pour d’autres, l’occasion d’admirer, parfois pour la dernière fois avant leur destruction, certaines des œuvres les plus importantes de la première moitié du XXe siècle ».
L’exposition de Munich en 1937 fut le point culminant d’une série d’expositions infamantes mises en place dans plusieurs musées dès 1933 à Dresde, Mannheim ou Karlsruhe pour dénoncer les avant-gardes artistiques comme une menace à la « pureté » allemande. Les œuvres dites dégénérées furent alors retirées, vendues ou détruites…
Une première vague de confiscation fut déployée à partir de juin 1937, conduite par une commission spéciale dirigée par le peintre nazi Adolf Ziegler sous le contrôle du ministre de la propagande Joseph Goebbels et servant à alimenter l’exposition de 1937, suivie par une deuxième en août qui visait à « nettoyer » définitivement les musées…
Mais, avant cela, il existe un mouvement moins connu, qui est un geste de purge des musées : plus de 20 000 œuvres sont retirées d’une centaine de musées allemands en quelques mois. La purge est d’autant plus radicale que les collections publiques allemandes avaient développé, avant l’arrivée des nazis, une politique d’acquisition particulièrement favorable à l’art moderne.
En parallèle, dès 1933, les directeurs de musée progressistes (Gustav Friedrich Hartlaub à Mannheim ou Ludwig Justi à Berlin) sont démis de leurs fonctions ; des artistes comme George Grosz, Vassily Kandinsky ou Paul Klee quittent l’Allemagne, tandis que Max Beckmann ou Otto Dix sont limogés de leur poste d’enseignement.
En 1933, Mannheim devint le théâtre d’une intense campagne de diffamation de l’art moderne, où une toile fut même traînée dans les rues de la ville, marquée du message : « Vous qui payez des taxes, vous devriez savoir où votre argent est dépensé. »
Mais l’exposition montre les dissensions à l’intérieur du monde nazi dans la formation de cet « anti-canon ». Le dignitaire nazi Rudolf Hess, qui apprécie et collectionne le peintre Georg Schrimpf, intervient, par exemple, pour demander que ces œuvres soient retirées des listes de l’art dégénéré.
L’art dégénéré est avant tout un enjeu idéologique, mais la dimension économique n’est pas absente. Goebbels a développé précocement l’idée d’une utilisation lucrative des œuvres confisquées en présidant lui-même une « commission pour l’exploration des produits de l’art dégénéré ». Et le marchand d’art Hildebrand Gurlitt a été mandaté pour vendre ou échanger les œuvres confisquées et acquérir des œuvres sur le marché français pendant l’Occupation : il fallut un contrôle d’identité inopiné du fils, en 2012, pour retrouver une partie de l’immense collection qu’il avait acquise.
Le commissariat de cette exposition est assuré par Johan Popelard et François Dareau.
« Laia Abril. On Mass Hysteria. Une histoire de la misogynie »
Le Bal, espace dédié à l’exposition de l’image-document situé dans le nord de Paris, invite l’artiste-chercheuse catalane Laia Abril, née à Barcelone en 1986, pour présenter le dernier volet de son travail au long cours consacré à l’histoire de la misogynie. Celui-ci s’intitule « On Mass Hysteria » et se présente comme le troisième volet d’une trilogie sur le contrôle du corps des femmes débutée avec « On Abortion » en 2016 et poursuivie avec « On Rape » en 2020.
Dans cette exposition, Laia Abril s’intéresse à ce qui a longtemps été qualifié d’« hystérie collective » : ces phénomènes frappent principalement des communautés d’adolescentes et de femmes, qu’elles soient écolières, ouvrières ou religieuses, ayant manifesté des symptômes collectifs dépourvus de cause physiologique : évanouissements, tremblements, fous rires, transes, voire syndrome de La Tourette…
Pour cela, elle s’intéresse à trois études de cas spécifiques, qu’elle examine avec des anthropologues, sociologues, neurologues et psychiatres : une épidémie de paralysie des jambes dans un pensionnat catholique pour jeunes filles au Mexique en 2007, une épidémie d’évanouissements chez des ouvrières dans des usines de confection au Cambodge en 2012 et une épidémie de tics dans un lycée de l’État de New-York, aux États-Unis, également en 2012.
Dans chacun de ces cas, Laia Abril donne à entendre la parole de femmes atteintes de ces symptômes, l’accompagnant d’images évocatrices de leurs vécus, et revisite les réactions de la presse et des autorités face à ces phénomènes.
« Laia Abril. On Mass Hysteria. Une histoire de la misogynie » a ouvert au Bal à la mi-janvier et est encore visible jusqu’au milieu du mois de mai.
« Sécurité sociale prélude – Vies institutionnelles »
« Sécurité sociale prélude – Vies institutionnelles » est le titre singulier de l’exposition que consacre l’espace Bétonsalon, dans le XIIIe arrondissement de Paris, au travail de l’artiste Florian Fouché. Celle-ci s’inscrit dans le prolongement du « Manifeste Assisté », une vaste enquête à la fois perceptive et documentaire sur la « vie assistée » commencée par l’artiste en 2015, qui trouve son origine dans le parcours de soins de Philippe Fouché, le père de l’artiste, devenu hémiplégique à la suite d’un accident vasculaire cérébral et depuis accompagné par son fils au quotidien.
Florian Fouché est né en 1983 à Lyon. Il vit et travaille à Paris et enseigne à l’École des beaux-arts de Lyon. Sa pratique de la sculpture engage à la fois des formes documentaires et performatives.
Après plusieurs années d’enquête autour de la muséographie du Musée du paysan roumain à Bucarest, Florian Fouché initie le cycle « Manifeste Assisté » en 2015, qu’il développe sous la forme d’une série d’« actions proches », détournant ainsi le terme de « présences proches » élaboré par l’éducateur Fernand Deligny (1913-1993) pour désigner les adultes qui organisaient les « aires de séjour » du réseau expérimental de prise en charge d’enfants autistes dans les Cévennes.
Le commissariat de cette exposition, qui a ouvert en janvier et est visible jusqu’à fin avril, est signé Émilie Renard.
Avec :
- Magali Lesauvage, rédactrice en cheffe de l’Hebdo, le numéro hebdomadaire spécial enquêtes du Quotidien de l’Art ;
- Margot Nguyen, travailleuse de l’art indépendante ;
- Guslagie Malanda, actrice et curatrice indépendante
« L’esprit critique » est un podcast enregistré par les équipes de Gong et réalisé par Karen Beun et Samuel Hirsch.