Le premier roman ambitieux de l’après 7-Octobre, le projet d’égaler Homère, la dimension érotique en plus, et une fresque océanienne et océanique cherchant à englober tous les basculements technologiques et écologiques de notre temps… Ce sont trois livres risqués et singuliers qui sont au menu de ce nouvel « Esprit critique » consacré à la littérature.
On y évoque successivement Toutes les vies de Théo, nouvel opus de la romancière Nathalie Azoulai publié chez P.O.L. ; J’écris l’Iliade, étonnant récit que signe Pierre Michon aux éditions Gallimard ; et enfin le dernier roman de l’Américain Richard Powers, intitulé Un jeu sans fin, qui sort aux éditions Actes Sud.
« Toutes les vies de Théo »
Toutes les vies de Théo est le titre du nouveau roman de Nathalie Azoulai, prix Médicis en 2015 pour son livre Titus n’aimait pas Bérénice, que viennent de publier les éditions P.O.L. Théo Ravier, fils d’une mère professeure d’allemand passionnée de tout ce qui touche à l’histoire juive et au monde juif, et Léa Woks, issue d’une famille juive peu pratiquante, tombent amoureux lors d’un stage « découverte » sur un stand de tir.
Devenus bons tireurs, puis époux et parents, ils vivent une vie bourgeoise et parisienne, jusqu’à ce que la déflagration du 7 octobre 2023, le jour même de l’anniversaire des 50 ans de Théo, fasse exploser à la fois leur monde et leur couple.
À travers les personnages prenant vie sous la plume de Nathalie Azoulai, ce sont différentes positions par rapport à la séquence ouverte par le 7-Octobre qui se donnent à lire, comme dans ce dialogue entre Léa, qui devient un soutien inconditionnel d’Israël, et sa sœur Rose :
« — Non, le vrai truc que je voudrais oublier, c’est… c’est…
Le mot ne sortait pas.
— C’est
— Vas-y, c’est quoi ?
— Israël.
Léa s’étrangla. Rose s’expliqua. […]
— Non mais pas toi, Rose ! Pas toi !
— Si moi ! justement moi, Léa, moi !
— Comment est-ce possible ?
— Je ne supporte plus ce pays il me vole mon âme ! Je ne veux plus avoir à la défendre.
— Par pitié, Rose, arrête de boire. […]
Comment pouvait-on arrêter d’être ce qu’on était ? se récriait l’une. Comment pouvait-on continuer à être ce qu’on était quand ce qu’on était n’était plus ce qu’on était ? rétorquait l’autre. »
« J’écris l’Iliade »
J’écris l’Iliade est le titre du nouveau livre de l’écrivain Pierre Michon, auteur notamment des Vies minuscules et de La Grande Beune, que publient les éditions Gallimard dans leur « Collection Blanche ».
Le texte est présenté non comme un roman mais comme un récit, et il est composé en réalité de ce qui ressemble plutôt à une succession de nouvelles, liées entre elles par une dimension érotique, une dimension mythologique et une dimension autobiographique, puisque Pierre Michon est présent à intervalles réguliers dans le texte, explicitement ou à travers d’autres figures d’écrivains que l’on peut regarder comme ses doubles.
J’écris l’Iliade est donc un livre singulier, à la fois érudit et cru, tissé autant de références classiques que d’une autoanalyse teintée d’ironie et/ou de mégalomanie, comme lorsque le narrateur d’un des chapitres dit : « C’est que je l’ai admiré avec passion, Michon, quand j’avais 20 ans. Il était idolâtré. Ses bricolages étaient écoutés comme un oracle. Il est un peu oublié, à juste titre. Si je l’avais moins surévalué, je l’aurais mieux lu ; si je lui avais prêté moins de sagesse, j’aurais su voir comme il est retors, mais pas insurpassable. Il est aussi vieux que Lépide à présent. » Ou encore : « Il est vrai que Michon, avec la mégalomanie, plonge dans l’obscène, depuis la deuxième partie de son histoire de Beune, et ça ne vaut pas tripette. »
« Un jeu sans fin »
Un jeu sans fin est le titre du nouveau roman de l’écrivain états-unien Richard Powers, auteur notamment de Trois fermiers s’en vont au bal et du best-seller mondial intitulé L’Arbre-monde. Le livre est publié par les éditions Actes Sud dans une traduction de Serge Chauvin.
Les possibilités d’une île – en l’occurrence celle de Makatea, dans le Pacifique, ravagée par l’extraction du phosphate pendant des décennies, mais promise à devenir le port d’envol des villes flottantes dont rêve une partie de la Silicon Valley – se situent au centre de ce récit qui entrecroise plusieurs destins sur plus d’un demi-siècle.
Parmi les principaux personnages de cette intrigue, on trouve Evie, fille d’un ingénieur ayant travaillé avec le commandant Cousteau, plongeuse émérite plus à l’aise sous l’eau que sur terre et qui aimerait devenir un « récif » ; Ina, une artiste polynésienne créant des œuvres à partir des déchets plastique qu’elle récolte sur les plages ; mais aussi Todd et Rafi, qui se rencontrent au lycée et enchaînent des centaines de parties d’échecs puis de jeu de go, avant que l’un ne devienne un magnat de la Silicon Valley tandis que l’autre, immense lecteur et écrivain acharné, se retire sur l’île de Makatea après avoir rompu avec son grand ami d’enfance.
Avec :
- Blandine Rinkel, écrivaine, critique et musicienne ;
- Youness Bousenna, qui chronique notamment l’actualité littéraire pour Télérama ;
- Copélia Mainardi, qui écrit notamment pour Libération.
« L’esprit critique » est enregistré par Loup Guérin et réalisé par Karen Beun et Samuel Hirsch.