Elles sommeillaient depuis des lustres dans une bibliothèque privée, au sous-sol d’un centre des impôts, à Hambourg. Consacrées aux dirigeants du IIIe Reich, les archives de Gerd Heidemann, ancien reporter de l’hebdomadaire Stern, grande figure du journalisme allemand d’après-guerre, ont été mises en ligne par la Hoover Institution, à l’université Stanford (Californie), à quelques jours du 80e anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale en Europe.
Hoover en avait acquis les droits en 2023 pour un montant indéterminé, qui se chiffre certainement en millions de dollars, avant de procéder à leur transfert par voie maritime jusqu’à la côte ouest des États-Unis. Depuis, un patient travail de numérisation, de retranscription et de traduction en anglais a été mené, permettant un accès au contenu de 800 cassettes audio, recoupant les interviews-fleuves de dizaines d’anciens dignitaires national-socialistes rencontrés en Europe ou en Amérique du Sud.
La collection Heidemann, au total, comprend 7 .300 dossiers et chemises classés par ordre chronologique, 930 cassettes audio (inaccessibles lorsque le sujet vit encore) et 100 .000 photos. L’authenticité des documents sonores a été confirmée en sollicitant, outre des historiens, des experts en reconnaissance vocale. La caution définitive de Stanford scelle la question, et fait taire les doutes liés à la personnalité fantasque de Heidemann : en 1983, celui-ci se brûla les ailes en faisant acquérir au prix fort par son employeur des « carnets secrets » d’Adolf Hitler… qui se révélèrent totalement faux. Il y perdit sa réputation, sa carrière et sa liberté. Sans jamais renoncer, cependant, à ses inestimables archives, bien réelles celles-là.
La Tribune Dimanche a obtenu un accès préalable à cette incomparable mine d’or, qui aiguisera la curiosité des historiens pour de longues années à venir. L’inventaire fait apparaître des heures de conversation avec Bruno Streckenbach, ex-chef du personnel de la SS, ou les papiers de Friedrich-Anton Gundlfinger, pilote personnel de Hitler.
« C’est la plus grande trouvaille sur le IIIe Reich depuis la fin de la guerre, insiste l’historien Thomas Weber, professeur à l’université d’Aberdeen et pivot dans l’acquisition du fonds Heidemann par Stanford. Pour la première fois, nous accédons aux témoignages d’officiers nazis de haut rang, affranchis d’un contexte judiciaire où, en position d’accusés, ils s’efforçaient de minimiser leur rôle. C’est en essayant de comprendre le cheminement personnel de tels extrémistes du passé que l’on appréhendera mieux les manifestations actuelles de l’extrémisme. »
Gerd Heidemann s’est certainement posé maintes fois la question. En 1973, il achète le yacht Carin II, jadis propriété du Reichsmarschall Hermann Goering, amarré à Hambourg, et en fait le socle d’un projet fumeux : réunir dans ce cadre teinté de nostalgie hitlérienne les anciens bourreaux et leurs adversaires, résistants ou victimes. Au faîte de sa renommée, Heidemann, qui a noué une liaison intime avec Edda, la fille de Goering, veut écrire un livre mémorable en rassemblant les témoignages des derniers dirigeants nazis toujours en vie, mais qui rasent prudemment les murs.
On mène grand train, désormais, sur le Carin II. Les ex-généraux SS Wilhelm Mohnke et Karl Wolff y côtoient l’acteur Eddie Constantine, ravi d’essayer l’uniforme de parade de Hermann Goering, ou l’ancien commandant américain de la prison de Spandau, le lieutenant-colonel Eugene K. Bird. Sur le livre d’or du Carin II, Mohnke s’autorise
à écrire : « Aucun peuple ne peut tourner le dos à son histoire ! »
Derrière l’hubris se cache le second dessein de Heidemann : réussir là où nombre d’enquêteurs ont échoué et débusquer les derniers criminels nazis encore en vie, qui se croient en sûreté dans leur exil lointain. Il est obsédé par deux grands noms, portés manquants : Martin Bormann, l’aide de camp personnel de Hitler, et Josef Mengele, médecin-chef du camp de concentration d’Auschwitz. En 1979, Heidemann et son ami Karl Wolff s’embarquent pour l’Amérique du Sud. Leur but est de localiser Bormann et Mengele. Ils rencontreront une vingtaine d’exilés notoires, dont l’as des stukas, Hans-Ulrich Rudel, et le concepteur des « camions à gaz », Walter Rauff, au Chili. Mais pas Mengele et Bormann, déjà morts.
La masse de témoignages compilés lors de ces pérégrinations offre un regard saisissant sur le «Weltanschauung», la vision du monde d’anciens dirigeants nazis exilés en terre lointaine. « Comme sur le Carin II, le talent de Heidemann est d’offrir à ces hommes ce qui leur manque : la reconnaissance, avance Thomas Weber. Avant 1945, ils étaient au centre du jeu. Après, ils deviennent subitement des rien du tout. Et voilà qu’arrive ce journaliste qui les courtise, qui veut tout savoir de leur vie, qui veut les aider. Ils redeviennent quelqu’un. »
L’entreprise sera périlleuse : en Amérique latine, le journaliste se fait passer pour un biographe et un sympathisant de la cause national-socialiste. « Oui, c’est un jeu dangereux, confirme Weber, selon qui Wolff, pour sa part, le fait par esprit d’aventure mais aussi par quête de sens, tout en trahissant ses pairs de la SS. C’est ça, le plus incroyable. Car il bafoue le code d’honneur de cette garde d’élite. »
Le 24 novembre 2024, Thomas Weber s’entretiendra une dernière fois avec Gerd Heidemann. Celui-ci n’a plus que deux semaines à vivre, mais il accepte d’échanger avec l’historien, pour éclairer autant que faire se peut soixante années d’investigations foisonnantes et donner des clés à ceux qui s’échinent à classifier, ordonner, numériser le trésor. À son interlocuteur, Heidemann révèle ses liens prolongés avec le Mossad, les services secrets israéliens. Une coopération discrète selon Weber, interrogé par le périodique Stern, menée « autant pour le frisson de l’aventure que par une conviction profonde : celle que certains criminels nazis ne devaient pas échapper à leur juste punition ».
À lire également
Maurin Picard, correspondant aux États-Unis