Face aux maladies rares ou émergentes, au diabète, à l’Alzheimer, au cancer… l’intelligence artificielle (IA) sera-t-elle un remède miracle ? En réalité, le développement de solutions d’IA bouscule déjà le monde de la santé, et ce, dans de nombreux domaines. Ainsi de la technologie mise au point par la start-up Owkin, qui veut aider à identifier les zones d’intérêt pour diagnostiquer plus rapidement les cancers et faciliter la détection des biomarqueurs, en plus de prédire le risque de rechutes, à partir de l’analyse de l’image de la biopsie. Donnant ainsi au médecin des informations complémentaires « pour prendre des décisions éclairées », comme l’explique Nadia Arfaoui, vice-présidente produits et diagnostic de Owkin.
De son côté, la biotech Theremia, spécialisée dans le développement de traitements de précision, œuvre dans le domaine des pathologies du système nerveux central en élaborant des algorithmes d’IA qui adaptent un traitement médicamenteux selon les différences telles que l’âge, le poids, le sexe ou le profil pathologique. Objectif : aider à optimiser les essais cliniques, car « aujourd’hui, les médicaments sont développés avec une approche standardisée – un médicament, une dose, une fréquence pour tous les patients, sans prendre en compte les caractéristiques inter-individuelles, avec, pour conséquence, des patients en fin de chaîne qui ne répondent pas au traitement ou ont des effets secondaires », argumente Iris Maréchal, cofondatrice et présidente de Theremia.
Si l’IA permet de gagner du temps, c’est loin d’être son unique apport. « On est de plus en plus sur la sécurisation du diagnostic », relève Hélène Marin, directrice générale d’Ethik ia, une structure qui se positionne comme un créateur des conditions de confiance en santé pour faciliter le déploiement de l’IA. D’autant qu’avec l’entrée en vigueur de l’AI Act européen, « on va devoir répondre à un certain nombre d’exigences en santé, notamment pour l’accès au marché ». Surtout, l’ambition d’Ethik ia est « d’impliquer toutes les parties prenantes pour créer le dialogue autour de l’IA, afin que les patients puissent être informés et comprendre comment cette technologie fonctionne », fait-elle valoir.
Des data hétérogènes et fragmentées
En somme, les enjeux autour de l’intelligence artificielle sont complexes. Ainsi des données. Pour développer de bons modèles d’IA, Theremia, par exemple, a besoin de données qualitatives et donc de « récupérer la data auprès des groupements hospitaliers, des instituts de recherche, des mutuelles ou des assurances, ainsi que de co-construire des algorithmes avec des praticiens », illustre Iris Maréchal. Seul « un travail de collaboration permet d’y arriver », témoigne-t-elle. Alors pour motiver, par exemple, des hôpitaux « frileux », « nous essayons de mettre en place des partenariats gagnant-gagnant, soit dans le cadre de publications ou de co-développment ».
Bref, entre différents acteurs du système de santé, mais aussi des entreprises privées qui développent des objets de santé connectés, les data sont non seulement fragmentées, mais également hétérogènes. Et entre différents pays, « la manière de récolter la data est différente, avec des scores cliniques différents, sans oublier les données manquantes », décrypte-elle. Le sujet est clé, du fait notamment, que la quantité des données explose.
D’une part, celles qui sont « générées au cours d’une interaction entre médecin et patient ou entre médecins qui prennent des décisions, s’informent ou transmettent l’information sur la prise en charge d’un patient », analyse le Dr Mathieu Robain, directeur scientifique d’Unicancer. Mais également « les données par destination », celles qui, par un usage dans le cadre médical, deviennent des informations de santé. Leur usage évolue lui aussi, des soins jusqu’aux usages secondaires tels que les projets de recherche. Avec, derrière, la nécessité de « travailler sur la standardisation de la data pour la rendre inter-opérable », analyse-t-il.
Construire un dialogue
Mais les données cachent une autre réalité. « J’espère que toute cette quantité grisante d’informations va nous permettre de lisser les inégalités », telles que le fait que seules 30 % des femmes font l’objet d’essais cliniques, sans oublier la faible représentation des minorités, pointe pour sa part Céline Masquelier, fondatrice de Clinotopia, une plateforme qui cherche à faciliter la mise en relation et l’accès aux essais cliniques. « La data concerne tout le monde ! », défend-elle.
Œuvrer à la compréhension par les citoyens des enjeux autour des données en santé est un impératif pour « construire une narration commune, car c’est un projet commun », renchérit Caroline Guillot, directrice citoyenne de Health Data Hub, une plateforme publique des données de santé qui permet aux porteurs de projets d’accéder aux données du système national afin de lancer des initiatives visant l’amélioration de la santé. Et parler des aspects législatifs des données et de l’IA est loin de suffire. « Il faut en promouvoir les bénéfices », estime-t-elle.
L’art de la simulation, prochaine frontière
Enfin, l’une des manières de « contextualiser les données pour les transformer en connaissances et en savoir-faire » passera peut-être par le développement des jumeaux numériques en santé, observe de son côté Claire Biot, VP Life Sciences & Healthcare Industry chez Dassault Systèmes. Ces innovations prennent d’ores et déjà corps, à l’instar d’un jumeau numérique du cœur, élaboré par Dassault Systèmes, en collaboration avec des chirurgiens, des chercheurs, des cardiologues et la Food and Drug Administration américaine, pour représenter l’anatomie du cœur et en reproduire le fonctionnement.
Il est par exemple utilisé à l’hôpital pédiatrique de Boston pour reconstruire le jumeau numérique personnalisé de l’enfant afin de tester différentes situations avant l’opération. De fait, l’intérêt d’un jumeau numérique réside dans la possibilité de « prévoir des conséquences de nos actes », explique pour sa part le chirurgien du foie à l’AP-HP et fondateur de la chaire BoPA, Eric Vibert. En outre, « le principal intérêt du jumeau numérique est qu’on se mette d’accord sur la réalité du malade pour prendre des décisions tous ensemble ». Encore faudra-t-il trouver un modèle économique pour ce type d’innovation, aujourd’hui trop onéreux pour les hôpitaux. Clairement, cette nouvelle frontière de l’innovation en santé risque, là aussi, d’être une équation longue à résoudre…
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Natasha Laporte