Marcel Gauchet : “En Europe, on considère les droits individuels comme supérieurs à l’autorité de la majorité”

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Marcel Gauchet : “En Europe, on considère les droits individuels comme supérieurs à l’autorité de la majorité”




















Marcel Gauchet, historien des idées et auteur de plusieurs ouvrages sur la démocratie.
Bruno Coutier via AFP

Grand entretien

Propos recueillis par

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Historien des idées et auteur de plusieurs essais, dont « Le nœud démocratique » (Gallimard, 2024), Marcel Gauchet analyse la crise de souveraineté que connaît aujourd’hui l’Union européenne.

Le 14 février, lors de la conférence de Munich sur la sécurité, le vice-président américain J.D. Vance a mis en accusation l’Union européenne. Soutenant les forces les plus réactionnaires du Vieux Continent, le responsable politique a confirmé que son pays n’était plus réellement un allié.

Si le discours de Vance est inquiétant à plus d’un titre, il pointe néanmoins des dysfonctionnements dans nos démocraties impossibles à ignorer. Historien des idées, auteur de L’Avènement de la démocratie, ouvrage important en quatre tomes paru chez Gallimard, ainsi que de Le nœud démocratique (Gallimard, 2024), Marcel Gauchet démêle avec nous le vrai du faux.

Marianne : À Munich, J.D. Vance a dénoncé une démocratie européenne mal en point. Êtes-vous d’accord ? Sommes-nous en pleine « démocratie des juges », comme l’affirment certains ?

Marcel Gauchet : Il y a deux questions dans votre question. La première concerne l’état de la démocratie en général et la seconde le rôle des juges en particulier dans cet état. Il me semble très difficile de nier qu’il y a quelque chose qui ne fonctionne pas dans les démocraties européennes, le jugement des peuples eux-mêmes est d’ailleurs très clair là-dessus. Pas besoin d’experts pour le diagnostiquer. Cela ne veut pas dire d’ailleurs que la démocratie américaine fonctionne bien et ne connaît pas de problèmes importants.

Mais ce qui est propre aux Européens et qui fait la différence avec les États-Unis, c’est qu’ils ont mis en place un système abracadabrant de bureaucraties et d’institutions supranationales qui dépossèdent les peuples de leurs prérogatives souveraines sur toutes une série de questions cruciales, sans y apporter de réponses valables. Les Américains, eux, restent pleinement souverains – un peu trop, parfois. Les juges ne sont pas seuls en cause, ils ne sont qu’un élément d’une construction d’ensemble.

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Quant à la formule de « démocratie des juges », elle est simplement absurde. L’autorité des juges est un élément de la démocratie, mais celle-ci est un système autrement plus large. Il n’y a pas de démocratie par les juges. Il y a en revanche un péril de gouvernement des juges, car si le droit peut être fondé à arrêter le politique, il ne peut pas s’y substituer. Et en démocratie, le politique, c’est l’élection. Il y a forcément des autorités non-électives en démocratie, mais elles ne peuvent pas remplacer les pouvoirs issus du vote.

Le vice-président Vance évoque également le recul de valeurs fondamentales comme la liberté d’expression. Qu’en pensez-vous ?

Je pense, hélas, qu’il a raison. Deux fois hélas, puisque le plus triste de l’affaire est qu’il a fallu que ce soit un haut responsable américain qui formule ce diagnostic pour qu’il arrive sur le devant de la scène, alors qu’il est partagé par une grande partie des citoyens européens. Nous payons toujours, nous autres Européens, l’héritage empoisonné du nazisme. Ses abominations ont légitimé une forme de police de la pensée, dans le dessein compréhensible de prévenir le retour de pareils extrémismes meurtriers. On peut discuter rétrospectivement de savoir si c’était la bonne méthode, mais ce qui est certain, c’est que cette volonté de contrôle s’est institutionnalisée, élargie et dévoyée, en s’étendant à des choses qui n’ont rien à voir.

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Si on y ajoute le vieux sectarisme de gauche, la résurgence d’une gauche radicale franchement totalitaire et la réactivation du mépris social des élites à l’égard de peuples ignorants, le mélange crée un climat pesant. J’envierai jusqu’à mon dernier jour le premier amendement à leur Constitution qui prémunit dans une certaine mesure les Américains contre ce cléricalisme laïc toujours en quête d’hérétiques à persécuter. Il ne suffit pas à empêcher les délirants « wokes » de chasser les sorcières, mais il limite les dégâts. La liberté complète d’expression, dans les limites évidemment du respect des personnes, comporte certes des inconvénients, mais les inconvénients de sa limitation sont beaucoup plus redoutables.

Les États-Unis de Trump incarnent-ils une forme de souveraineté populaire antidémocratique ?

Il est évidemment trop tôt pour en juger. Il est vrai que certains propos de Trump peuvent être compris comme une affirmation des prérogatives de la souveraineté peu regardantes sur leurs limites, mais à l’heure de la communication-reine, le passage du discours à la pratique est souvent très incertain.

Le discours de Trump me paraît surtout être une réaction à l’intimidation et à la disqualification morale utilisées par le discours progressiste et largement dominant dans les grands médias. Pour le reste, il me semble très douteux qu’il ait les moyens, même s’il en avait l’intention, de faire taire ses opposants et d’entraver leur capacité de concourir à des élections libres ! La démocratie américaine en 2029, à sa sortie de mandat, sera très probablement ce qu’elle était en 2024, lors de son élection, c’est-à-dire très imparfaite, mais solidement enracinée.

Libéralisme politique et souveraineté populaire, qui sont les deux composantes de la démocratie libérale, sont-ils devenus incompatibles ?

Défense des droits individuels et affirmation de la souveraineté du peuple ont toujours été en tension. Mais en même temps, elles sont inséparables. Il faut les droits individuels des citoyens pour former un peuple souverain, ce qui n’empêche pas celui-ci d’être tenté de l’oublier lorsqu’il s’exprime sous forme d’une majorité qui opprime la minorité.

On a pu parler en ce sens d’une « tyrannie de la majorité ». Jusqu’à il n’y a pas très longtemps, le problème était surtout de veiller à la protection des droits individuels contre le pouvoir désigné par le peuple souverain et ses éventuelles tendances autoritaires, voire arbitraires. La situation s’est renversée.

Désormais, le problème est de défendre les droits du pouvoir chargé des intérêts de la collectivité contre la tendance des militants des droits individuels à considérer qu’il n’y a rien au-dessus d’eux et qu’ils doivent prévaloir inconditionnellement. Ce qui signifie que le vœu majoritaire, base du fonctionnement démocratique, n’a plus de pertinence. On passe dans une « tyrannie des minorités ». C’est une bonne partie du problème démocratique dans l’Europe d’aujourd’hui, dont la philosophie plus ou moins officielle est que l’autorité du droit, entendons, des droits individuels, est supérieure à l’autorité de la majorité. Ce qui reste pour le moins à prouver.

Les peuples ont déjà répondu de leur côté, manifestement. Mais de là à conclure qu’il y aurait une incompatibilité entre les deux dimensions, il y a un pas qu’il ne faut surtout pas franchir. Elles sont destinées à coexister plus ou moins conflictuellement. Le problème est de pacifier leurs relations.

Dans votre dernier ouvrage, Le nœud démocratique (Gallimard, 2024), vous montrez que d’autres éléments nuisent à la démocratie, comme la financiarisation de l’économie ou le numérique…

Il serait tout à fait trompeur, en effet, de se focaliser sur un aspect institutionnel comme le « gouvernement des juges », comme si c’était la cause exclusive de nos malheurs politiques. Nous avons affaire à une transformation d’ensemble de nos sociétés qu’on peut appeler la mondialisation d’inspiration néolibérale. Elle ne se limite pas à la financiarisation de l’économie à l’échelle globale.

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Elle comporte beaucoup d’autres aspects économiques, juridiques, technologiques, sociologiques qui contribuent de diverses manières à l’effacement de la capacité des peuples de décider de leur destin. La mise en concurrence planétaire des économies désarme le pouvoir des nations d’en contrôler les effets. Cette relativisation des souverainetés est d’ailleurs à son maximum en Europe du fait d’une organisation qui retire de fait aux citoyens la possibilité de peser sur les décisions par son vote.

Le numérique a installé dans les têtes le modèle du marché à un point qui réduit les choix politiques à un arbitrage entre des préférences de consommateurs. Et je passe sur bien d’autres facteurs qui jouent un rôle dans cette dépossession démocratique. Ce qu’on peut reprocher aux institutions, dans ce cadre, c’est de verrouiller ce mode de fonctionnement en le présentant comme le bon modèle de la démocratie, alors qu’il lui tourne le dos, et en cherchant à faire taire les voix dissidentes.

Comment trouver un équilibre entre État de droit et souveraineté populaire ?

L’État de droit est devenu un mantra invoqué religieusement comme un épouvantail à faire fuir les « populistes » sans qu’on sache ce qu’elle recouvre au juste. L’État de droit n’a pas réponse à tout. Il est une partie de la démocratie, il n’est pas son tout et ne peut pas l’être. Le droit n’est pas fait pour répondre aux questions que soulève la gestion de l’ensemble de la vie collective.

C’est la tâche de la politique. L’État de droit est là pour empêcher que, au nom de l’intérêt de l’ensemble, l’État politique devienne oppresseur d’une partie ou de l’ensemble des citoyens par des exigences démesurées ou des règles abusives. Et ce n’est pas une petite affaire que de régler ce partage de territoires. Mais il y a également beaucoup à faire du côté de la politique pour permettre à la souveraineté populaire de s’exprimer de manière à la fois plus nette et plus pertinente. Le mécanisme représentatif tel qu’il est n’est plus à la hauteur des problèmes qui se posent à nos sociétés. Il fonctionne trop souvent à l’aveugle et dans le vide. Combien de sujets importants traités par-dessus la jambe pour de simples motifs de communication ! C’est aussi cela qui alimente la frustration des citoyens et qui peut se traduire en réaction par des choix irréfléchis.

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Il est indispensable d’améliorer le diagnostic des situations, comme il est indispensable de « décompacter » les grands choix d’orientation, ceux qui s’expriment dans les élections législatives et l’élection présidentielle. Les programmes sont des catalogues attrape tout qui laissent ensuite les mains libres aux élus sur leurs priorités. Cela ne fonctionne plus. C’est ici que le référendum s’impose comme un instrument ponctuel de validation des choix sur des sujets précis.

Il ne remet pas en question le système représentatif. Il s’intègre en lui, mais en lui apportant un degré de précision à la hauteur des attentes des citoyens d’aujourd’hui. Bref, articuler de manière équilibrée, l’État de droit et la souveraineté populaire demande de les faire beaucoup évoluer l’un et l’autre.

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Le nœud démocratique. Aux origines de la crise néolibérale, de Marcel Gauchet, Gallimard, 2024, ebook, 14,99 €.


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