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Artiste visionnaire
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« J’aime la force de son rythme ! », s’enthousiasmait, en 1928, le compositeur Maurice Ravel dans l’un de ses nombreux écrits édités par Gallimard à l’occasion de son 150e anniversaire. De qui parlait le prodige français ? Du jazz !
Un jour, Maurice Ravel a fait un rêve d’un autre temps : aller en Amérique, comme Tintin, comme Kafka. Toute une aventure à l’époque. Mais rien ne semble pouvoir l’en empêcher, pas même sa santé fragile. Quand, le 1er janvier 1928, il pose ses lourdes malles sur le paquebot France, au Havre, à destination de New York, Ravel ne sait pas s’il reviendra, il est très fatigué, se dit que ce pourrait être son dernier voyage.
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À son arrivée, la presse américaine fête ce maestro européen « venu d’un village endormi » (Montfort-l’Amaury), à l’allure « d’austère sénateur romain ». Né en 1875, Ravel incarne le collège harmonique français (malgré ses cinq échecs au Prix de Rome), auteur admiré de belles luminescences, le magnifique Pavane pour une Infante défunte (1899), Jeux d’eau (1901), Le Tombeau de Couperin (1919). Il est un compositeur réputé difficile, pianiste virtuose, féru de sonorités hispaniques et orientales, curieux des magiques nuits parisiennes.
Raval baptise son chien… Jazz !
Dans un club à la mode, le Bœuf sur le Toit, près des Champs-Élysées, il a entendu des orchestres jouer deux succès exportés des États-Unis, ce « libre pays sans école musicale », Saint-Louis Blues écrit par W.C. Handy, et Rhapsody in Blue signé George Gershwin. Ravel aime les scintillations de ce dernier morceau, entre musique classique et chanson européenne, où virevolte un animal fabuleux, le jazz, qui lui évoque les vitres miroitantes des gratte-ciel de New York.
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Ses splendeurs de minuit imprègnent les ouvrages qu’il élabore avec sa touche personnelle : une majestueuse lenteur. Dans son opéra L’Enfant et les sortilèges, il fait tonner, au milieu d’un exotisme doux, des éclats de jazz-band. Mais il semble traiter par l’ironie ces cuivres tonitruants et, non sans humour, baptise « Jazz » le chien qu’il vient d’adopter. Il se montre moins persifleur dans sa Sonate pour violon et piano remarquée pour une pièce âpre, Blues. Il peine cependant à la terminer, « souffrant de cafard », écrit-il. Son blues intérieur transparaît derrière ce que l’on entend : un piano à l’humeur sombre et des cordes larmoyantes.
Un soir de cuite avec Gerswhin
Sa blue note ne vise donc pas qu’à divertir, comme l’insinue la critique. Sur les rives du Nouveau Monde, il lance sa célèbre formule : « Take the jazz seriously » (« Prenez le jazz au sérieux »), et parie sur son avenir. « Le jazz survivra, et c’est par lui que commencera la musique américaine », assure-t-il le 19 avril 1928 dans La Presse, un quotidien de Montréal.
Le joli film d’Anne Fontaine, Boléro, sorti en 2024, esquisse avec une certaine grâce, comme l’aurait fait Vincente Minnelli, son odyssée américaine de quatre mois (il a visité 25 villes), mais des scènes manquent : l’amitié entre Ravel et Gershwin (deux hommes qui, hasard tragique, mourront la même année : en 1937), leur escapade alcoolisée au Cotton Club, le fameux dancing de Harlem. Elle ne montre pas la fée que Ravel étreint un soir où les merveilleuses plaintes blues du clarinettiste de Chicago Jimmie Noone l’ensorcellent et lui soufflent le motif lancinant de son légendaire Boléro – qui sera présenté le 22 novembre 1928 à l’Opéra-Garnier.
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C’est ainsi que Ravel entre dans l’histoire du jazz avec sa stature patricienne. Les mélodistes américains puiseront dans son tombeau rêves et visions. Sa Pavane pour une Infante défunte inspire, en 1930, la chanson The Lamp is low qu’interprèteront Glenn Miller, Doris Day, Ella Fitzgerald… Son Concerto pour la main gauche, que « l’impressionniste français » médita en hommage aux mutilés de la Grande Guerre, hante le chef-d’œuvre Kind Of blue en 1959. Miles Davis l’écoutait en boucle. Un jour, le trompettiste américain raconta pourquoi cette création le fascinait : Ravel, expliquait-il, recherchait la couleur en misant uniquement sur les touches blanches.
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Maurice Ravel, Correspondance, écrits et entretiens, Gallimard, 2 928 p., 32 €.
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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne