Peu de prestige religieux mais assurément la loyauté, l’expérience, surtout le soutien d’hommes clés du régime comme Rafsandjani, le rusé président du Parlement. Pourtant, dans la salle de l’Assemblée des experts, les débats s’enflamment en ce 4 juin : «Il n’est pas marja(1) !», chuchotent les membres éminents du clergé. Impassible, Khamenei écoute, car il sait que son rang subalterne de Hojatoleslam est une faiblesse.
Amendée à la hâte sur les ordres de Khomeiny, la Constitution lui ouvre néanmoins la voie, et indique désormais que le «Guide» n’a plus besoin d’être un marja, mais «un juriste compétent». Proclamé Ayatollah un peu dans la précipitation, titre dont sait qu’il est contesté aux yeux de certains, Khamenei accepte – avec un doute, une peur. Il devra prouver qu’il en est digne.
Entamée il y a des décennies, cette quête le définit
Pour comprendre l’homme qui s’accroche à ce trône fragile, il faut remonter le fil du temps, à rebours, depuis les épreuves du présent aux origines d’une ambition forgée dans l’ombre de Khomeiny. Tout au long de son existence et de sa longue carrière, Khamenei tentera de s’approprier l’héritage de Khomeiny pour combler son propre déficit de légitimité. Sa position d’infériorité doctrinale semble avoir nourri chez lui un besoin constant de prouver sa valeur.
Téhéran, 2025. Khamenei est toujours là, paré de son turban noir attribut des religieux qui se revendiquent Sayyid, c’est-à-dire descendants directs du Prophète, symbolisant une lignée sacrée, inspirant respect et autorité religieuse. Hormis les portraits de Khomeini, après la mort accidentelle en 2024 de son allié le Président Raïssi il est désormais plus ou moins seul, mais ne cède pas. Ses centrifugeuses nucléaires semblent être son dernier rempart. Chaque rotation de l’uranium est un défi au monde, une preuve supplémentaire qu’il a tenu bon.
Né en 1939 à Mashhad, il rejoint dès l’âge de 15 ans les séminaires de Qom, ville sainte des clercs, où il rencontre Ruhollah Khomeini, professeur austère dont les yeux brûlent d’une vision : celle d’un Iran gouverné par la loi de Dieu et libéré des chaînes de l’Occident. Discret, pas le plus brillant, ni le plus charismatique, Khamenei se dévoue à son maître qui devient son phare, son modèle. Il absorbe tout : la foi, la révolte, l’idée qu’un clerc peut changer le monde. Dans les années 1960, alors que le Shah étouffe l’Iran sous son modernisme autoritaire, Khamenei choisit la lutte. Il distribue des tracts, prêche contre le régime, passe des nuits en prison. Chaque arrestation sonne comme une preuve de sa fidélité à Khomeiny, exilé pour sa part en Irak.
Devenu Guide suprême par la grâce arbitraire du grand Imam, Khamenei hérite d’un pouvoir immense, mais fragile. La Constitution lui confère une autorité quasi divine. Nommer les chefs des armées, des tribunaux, des Pasdaran. Contrôler le Conseil des gardiens qui filtre lois et candidats. Il est le gardien de la Charia. En somme, l’arbitre du destin de l’Iran. Privé du charisme de Khomeiny, il doit s’appuyer sur les loyalistes et sur les clercs conservateurs qui lui font ressentir le poids de leurs attentes. Pas un marja reconnu, les séminaires de Qom le lui rappellent régulièrement. Les factions – conservateurs, pragmatiques, réformateurs – menacent l’unité. Chaque décision est un test. Cette insécurité devient son moteur, et il choisit donc l’intransigeance – non par nature- mais par nécessité. Tout s’effondrera, s’il ne parvient pas à être le roc que Khomeiny.
Les années 1990 seront cruciales
Epuisé par la guerre contre l’Iraq, l’Iran aspire au changement, mais Khamenei considère chaque compromis une menace à son autorité. Il s’entoure des Pasdaran, ces clercs loyalistes bâtissant un rempart contre les réformateurs. Chaque décision est une chance de montrer qu’il est plus qu’un remplaçant. Cette pression psychologique devient son moteur. Il ne peut pas faillir. Il ne peut pas plier. Il doit être inflexible, comme l’était son maître. Ses choix sont certes stratégiques, mais aussi profondément personnels. Plier, c’est risquer de confirmer qu’il n’était pas à la hauteur. Son intransigeance deviendra son armure. Voilà pourquoi il durcit le ton. Quand Mohammad Khatami, président réformateur, prône le dialogue avec l’Occident en 1997, il freine ses ardeurs, laissant le Conseil des gardiens bloquer ses lois. Lorsque, en 2009, le Mouvement vert conteste l’élection d’Ahmadinejad, que les rues de Téhéran hurlent «Mort au dictateur !», Khamenei ordonne la répression.
A la fois son épée et son bouclier, le nucléaire est bien plus qu’une arme pour Khamenei. C’est le symbole de sa lutte, la preuve qu’il a porté l’héritage de Khomeiny contre vents et marées. Emmuré dans une quête qui ne s’éteint pas, chaque discours contre l’Amérique, chaque centrifugeuse, chaque prisonnier torturé est un acte de validation. Il ne s’agit donc pas seulement du régime, mais bien de lui. Sa persévérance est une réponse aux clercs qui doutaient de lui en 1989. Son programme nucléaire est comme le multiplicateur de sa puissance. C’est à contrecœur qu’il avait soutenu, en 2015, l’accord nucléaire (JCPOA) pour alléger les sanctions. Donald Trump lui rendit, à cet égard, un immense service en le libérant, dès le démarrage de son premier mandat, de cette concession tactique qui le mettait si mal à l’aise car en inadéquation totale avec l’hiératisme absolutiste de son maître.
Pourtant, celui qui est en réalité un grand pragmatique sait que, en 2025, face à un monde hostile et à un peuple épuisé, au vu de la perte de son influence en Syrie, de l’érosion fatale du Hezbollah, le nucléaire est sa toute dernière carte. Pas qu’une question stratégique, ce nucléaire est le miroir de sa quête intérieure. Il prouve qu’il est plus qu’un clerc médiocre, qu’il peut défier les puissances mondiales. Le nucléaire est l’âme de la légitimité de Khamenei. Bien plus radical, voire nettement plus extrémiste que lui, Khomeiny savait être tactique, souple, même silencieux selon les circonstances. Khamenei, lui, a toujours dû adopter une ligne plus dure avec constance, même là où Khomeiny aurait peut-être laissé place à des ambiguïtés.
Dans «Une jeunesse levantine», j’évoque mes rencontres avec Khomeiny en Octobre 1978 et mon voyage en Iran lors de son retour triomphal le 1er février 1979.
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(1) Un marja (ou marja-e taqlid) est, dans l’islam chiite, un érudit religieux de haut rang reconnu comme une autorité suprême en matière de droit islamique et de théologie.
(*) Michel Santi est macro-économiste, spécialiste des marchés financiers et des banques centrales, écrivain. Il publie aux Editions Favre « Une jeunesse levantine », Préface de Gilles Kepel. Son fil Twitter.
Michel Santi